Maître de conférences en grammaire et stylistique française et vice-président en charge de l’égalité et de la vie citoyenne à l’Université Lyon 2, Yannick Chevalier défend une écriture inclusive, non discriminante et contre-argumente volontiers. En six points.
1. « Ecrire au masculin et au féminin, c’est une question accessoire/secondaire »
Yannick Chevalier : On trouve cette idée sous la plume des conservateur/trices, mais également dans certains discours féministes : « Plutôt que s’occuper d’orthographe, on ferait mieux de lutter contre les violences faites aux femmes ! »
C’est cependant un argument qui fait diversion : parce que le discours misogyne n’ose plus se dire explicitement, il cherche plutôt à hiérarchiser, à contester les priorités de l’agenda politique en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes. Plutôt les violences conjugales que la grammaire. Certes.
Reste que la question d’une langue à même de rendre visible ce progrès majeur qu’est la place actuelle des femmes dans notre société n’est pas sans enjeux. La manière dont nous parlons bride notre imaginaire, elle donne une forme à nos modes de pensée. Employer une langue dans laquelle les femmes n’apparaissent pas, c’est amputer la réflexion et l’intelligence que nous pouvons avoir de la réalité sociale. En particulier, dans les textes rédigés de manière non discriminante, accorder une égale attention aux hommes et aux femmes dont on parle, c’est s’astreindre à penser la mixité, la diversité. C’est mettre aussi en évidence les lieux, les métiers, les situations où femmes et hommes ne disposent pas encore, ou pas toujours, d’un traitement identique.
Quand, au fil du XIXe siècle en France, les hommes, tous les hommes, ont accédé au droit de vote, on parlait de « suffrage universel » : c’était oublier que les femmes en étaient exclues. D’où, dans la pratique des historien.nes actuel.les, le recours à l’expression « suffrage universel masculin » pour décrire l’extension progressive des droits électoraux : cette manière de dire est plus rigoureuse, et surtout elle ne fait pas l’impasse sur les limites de l’universel tel qu’il était conçu au XIXe siècle en France. Un projet politique tel que l’égalité républicaine a tout à gagner à se formuler aujourd’hui au féminin et au masculin.
2. « En grammaire, le masculin l’emporte sur le féminin ou le masculin est un neutre »
Cet argument témoigne de la passion française pour la grammaire. Malheureusement, il s’agit d’une grammaire très appauvrie, réduite à quelques trucs appris à l’école pour savoir orthographier notre langue. Heureusement, notre langue est plus riche que cela. Et mieux connaître son histoire devrait nous inciter à la prudence.
En effet, d’où vient que « le masculin l’emporte sur le féminin » ? D’une décision autoritaire, prise au XVIIe siècle, à un moment où le pouvoir monarchique développe une politique de concentration des pouvoirs : la monarchie devant être absolue, sa puissance doit s’étendre jusque sur la langue. D’où le rôle dévolu à l’Académie française de « rendre plus pure » notre langue.
« Rendre plus pur » le français, cela consistait à uniformiser les pratiques, à standardiser les usages. Jusqu’alors, les (quelques) personnes qui écrivaient tendaient à accorder soit au masculin, soit avec le terme le plus proche. Ainsi, Racine, dans Iphigénie (1674), écrit : « Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête » (en français moderne, on écrirait : « mais le fer, le bandeau, la flamme sont tous prêts »). Les grammairiens eux-mêmes remarquent que l’on dit : « Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges ». Mais ils veulent imposer un changement. Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue française (1647), écrit :
« il faudrait dire ouverts […] pour une raison qui semble être commune à toutes les langues, que le genre masculin étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble ».
La raison avancée n’est pas davantage développée, et se garde bien d’expliquer pourquoi le masculin serait plus noble que le féminin. En réalité, il s’agissait bien d’imposer une supériorité des hommes sur les femmes, tout comme la noblesse se pensait comme l’emportant sur le peuple. Le nouvel ordre social devait être lisible aussi dans la langue.
Cet interventionnisme politique sur la manière de parler des gens a, du reste, provoqué de nombreuses protestations. Ainsi de l’anecdote suivante, rapportée par l’écrivain Gilles Ménage dans ses Mémoires (1729) :
« Madame de Sévigné s’informant de ma santé, je lui dis : ‘‘Madame, je suis enrhumé’’. – ‘‘Je la suis aussi’’, me dit-elle. – ‘‘Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue, il faudrait dire : je le suis’’. – ‘‘Vous direz comme il vous plaira’’, ajouta-t-elle, ‘‘mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement’’. »
Malgré ces résistances, la règle du masculin qui l’emporte s’est progressivement imposée, et aujourd’hui plus personne n’a conscience de parler une langue qui a été volontairement masculinisée. Cette entreprise de masculinisation a en particulier été mise en œuvre, et accompagnée par l’Académie française, une des rares institutions royales qui survit encore aujourd’hui dans notre république.
On peut cependant ne pas donner dans ce consensus hérité, et dans le contexte démocratique qui est le nôtre, ne pas prendre pour argent comptant une décision grammaticale qui repose sur des préjugés politiquement hors d’âge. Nous avons développé cette idée dans le livre« L’Académie contre la langue française », qui est paru l’année dernière aux Editions iXe : les lecteur/trices y trouveront toutes les pièces du dossier, le discours des académiciens et les contre-arguments qu’on peut lui opposer. Chacun.e se fera juge de la légitimité, dans cette affaire, de l’Académie, de la suffisance de ses prises de parole, et de l’insuffisance de ses justifications.
3. « Ecrire « Les Français.es », « les électeur/trices », ce n’est pas beau »
L’argument de l’esthétisme, là encore, ne tient pas longtemps quand on connaît un tant soit peu l’histoire de notre langue. Le code orthographique que nous utilisons aujourd’hui est très récent : il date de la Révolution, et il s’est répandu à la faveur de la scolarisation obligatoire avec les lois sur l’Ecole de la IIIe République, à la fin du XIXe siècle.
Ce que nous trouvons beau, c’est ce à quoi nous sommes habitué.es : pour le dire autrement, nous investissons d’une valeur esthétique ce qui nous semble aller de soi. Et, parce que les éditeurs (nul besoin de parler d’éditrices : les femmes étaient légalement exclues de ce corps de métier), à l’époque contemporaine, ont pris l’habitude de « moderniser » notre orthographe, nous croyons aujourd’hui que le français s’écrit aujourd’hui comme il s’écrivait au XVIIe siècle. « Moderniser », ce n’est jamais qu’imposer aux textes de jadis des pratiques de naguère.
Pour se faire une idée de la « beauté », ou plutôt, des beautés de notre langue, il suffit d’aller sur le site Gallica, de la Bibliothèque nationale de France, et de consulter les éditions originales de nos grands classiques : tout le monde pourra constater que l’orthographe du français n’a cessé de se transformer.
Que nous vivions actuellement dans un système qui s’est figé depuis un siècle ne saurait être une raison suffisante pour maintenir le statut quo en matière de langue : la place et le droit des femmes a évolué depuis 100 ans, la langue peut et doit évoluer aussi.
4. « Ça ralentit la lecture, ça alourdit les textes »
L’idée est, d’une certaine manière, assez amusante, car elle est avancée par ceux et celles-là même qui s’arc-boutent sur des graphies qui alourdissent aussi : à quoi sert le « th » et le « ph » dans orthographe, alors même que, à l’instar de l’espagnol ou de l’italien, on pourrait alléger (et accélérer la lecture) : ortografe ? Les adversaires de toute perspective réformiste en matière de langue devraient polir leur argument…
Plus sérieusement, de nombreuses expériences ont été conduites en psychologie sociale et en linguistique de l’écrit depuis 20 ans sur la vitesse de lecture de francophones à qui on demande de lire un texte rédigé de manière non discriminante : si les performances sont en effet ralenties pendant les cinq premières minutes, le rythme de lecture et de compréhension redevient normal après ce temps d’acclimatation.
Mieux : d’autres études montrent que des noms de métiers orthographiés au masculin ET au féminin améliorent sensiblement les résultats aux tests d’auto-efficacité : les nouvelles graphies rassurent aussi bien les hommes que les femmes sur leurs chances de succès dans telle ou telle profession.
D’autres tests sur les performances orthographiques (avec les questions d’accord nom/adjectif, sujet/verbe) tranchent aussi en faveur des nouveaux protocoles rédactionnels qui font baisser le nombre d’erreurs à l’écrit.
Tout concourt donc à contredire les positions actuellement hégémoniques en faveur d’une préservation de l’orthographe héritée : ce conservatisme en matière de langue est très étonnant, surtout quand on le compare aux politiques linguistiques d’autres pays francophones, vis-à-vis desquels la France a pris un retard considérable.
5. « Féminiser les noms de métiers, c’est leur faire perdre du prestige »
L’argument peut s’entendre : parler de « maîtresse de conférence », d’« entraîneuse », de « professionnelle » peut faire sourire certain.es.
Mais qu’on y prenne garde : pourquoi « ouvrière », « boulangère », « paysanne » ne donnent pas lieu à de tels sous-entendus égrillards et ne paraissent pas ridicules ? Tout simplement parce que, dans le déjà ancien débat sur la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, seules les professions socialement valorisées sont concernées : là encore, le discours repose sur un conservatisme qui ne dit pas son nom, et qui tolère parfaitement les féminins des métiers peu reconnus et lance des anathèmes lorsqu’il s’agit de parler de « présidentes », de « bâtonnières » ou de « chancelières ».
C’est à croire que ce qui gêne, ce ne sont pas les mots, mais bien le fait que les femmes ont conquis le droit d’exercer tous les métiers, et d’occuper des fonctions de pouvoir.
Pour autant, il ne s’agit pas de condamner celles des femmes qui, pionnières dans tel ou tel métier, souhaitent se faire appeler avec des titres masculins (au risque de l’incohérence syntaxique : « Madame le maire », « Le nouveau recteur est en congé maternité »). Mais le principe général et la logique de la langue restent à défendre : pour nommer les femmes, employer le féminin et pour nommer les hommes, employer le masculin. Recourir à d’autres règles ne fait qu’obscurcir le propos, et invisibiliser l’accession des femmes aux plus hautes fonctions.
Quant au ridicule, il n’y a guère de raison de s’en inquiéter. Comme le dit Marc Fumaroli, de l’Académie française :
« Le ridicule peut très bien rendre odieux demain ce qui veut passer aujourd’hui pour une fatalité ».
6. « Est-ce que j’ai le droit d’écrire comme ça ? Est-ce que je peux dire cela ? »
Le facteur décisif pour expliquer le statu quo actuel est celui-là : les francophones, ou plutôt les sujets parlants qui vivent en France métropolitaine, ne se sentent plus autorisé.es, ou légitimes, pour faire évoluer leur langue.
En cas d’innovation, ou d’écart par rapport à la règle, nous prenons en effet le risque de tout un tas de sanctions sociales : celui-ci fait des « fautes », celle-là a un accent ridicule…
L’école, les médias, notre environnement culturel entretiennent les gens dans un sentiment d’insécurité linguistique très puissant. Par « insécurité linguistique », il faut comprendre : sentiment de ne pas bien parler, de mal écrire. Nous vivons dans la peur de la faute. C’est tout un vocabulaire emprunté à la morale (chrétienne) qui est employé quand nous formulons des jugements en matière de langue.
La situation actuelle, en France, est celle d’une crispation identitaire, où les sujets parlants s’identifient pathologiquement à une langue (voir, par exemple, l’hystérique #Touche pas à mon circonflexe !) que, par ailleurs, ils et elles pensent ne pas savoir écrire et parler correctement. On retrouve toujours cette idée qu’il n’existe qu’une norme, qu’un bon usage, qu’il faudrait incarner en toute circonstance.
Quelle variété pourtant : les expressions québécoises, les innovations lexicales du français d’Afrique, la richesse des français régionaux, toutes ces francophonies inventives montrent que le français n’est pas encore une langue morte, qu’il peut évoluer, et qu’il sait s’adapter à de nouvelles réalités. Dès lors que les interdits moraux, les normes sociales et les conservatismes politiques s’assouplissent, les sujets parlants retrouvent le goût de la langue, le plaisir de la parole, et le désir d’une expression plus juste.
L’émergence de ces protocoles rédactionnels qui affichent aussi bien la présence des hommes que des femmes dans la vie publique participe donc de la vie d’une langue : quand la société évolue, la langue évolue aussi. Freiner ces évolutions, c’est prendre le risque que le français s’étiole.
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