Les aventures prennent parfois vie au cours d’un temps mort. En 2013, genou cassé, Yann Gaillard est forcé de ranger les tabliers le temps de sa convalescence. Jeune cuisinier fraîchement débarqué à Lyon en provenance de Paris, « sur un coup de tête », il travaille en pâtisserie à Pont et Passerelle, un restaurant Bib Gourmand du Guide Michelin.
Il fait alors la connaissance d’Olivier Mesnard. Ingénieur des travaux publics, puis comédien durant une dizaine d’années et président d’Artisans du monde, la restauration n’est « pas du tout [son] métier ».
De leurs rencontres naît pourtant l’idée d’ouvrir un restaurant. Trois ans plus tard les voilà aux manettes du restaurant « Aux Bons Sauvages » sur le quai Rousseau. Une voie coincée entre les eaux de la Saône et les contreforts dégarnis de la colline de Fourvière.
Un quartier-rue en somme avec ses petites maisons étroites sans beaucoup de vie qui regarde sur l’autre rive sortir de terre les immeubles de la Confluence à peine débarrassés de leurs grues de chantier.
Lyon ou La Mulatière, on ne sait pas vraiment. C’est pourtant là qu’ils ont choisi, avec un troisième associé aujourd’hui retiré, d’ouvrir leur restaurant dans un ancien bar de quartier. Olivier habite le quartier et connaît « tout le charme de l’endroit » où se sont succédées « jusqu’à 28 guinguettes ».
« On a visité le local en janvier 2014. C’était ouvert, il y avait de la lumière. Le temps de boucler le tour de tables, on a ouvert en octobre de la même année », se souvient Olivier.
« C’est rare que l’on nous demande une salade césar »
Le restaurant est géré en coopérative entre les deux associés et la Cigales, structure de capital risque solidaire, qui a participé au tour de table. Un choix de gouvernance assumé, raccord avec leur démarche en cuisine et d’éducation au goût à prix abordables (voir aussi par ailleurs).
Yann Gaillard ne travaille qu’avec des produits locaux. Pas de grandes marques de sodas, de bières ou d’eaux gazeuses non plus mais des alternatives locales. Sur la carte des vins : beaucoup de naturels ou en biodynamie.
« Quand ils ne sont pas bio, ils proviennent de l’agriculture raisonnée. Tous nos produits secs le sont en revanche. Et on respecte vraiment la saisonnalité ».
Le menu du restaurant change chaque semaine en dehors de quelques plats à la carte le week-end plus intemporels (terrines maison, quenelles). « Le bon rythme » pour eux.
Le jeune chef, formé à l’école Ferrandi à Paris et passé par Le Villaret à Paris, se souvient des premiers temps au lancement de son restaurant où il modifiait sa carte tous les jours.
« Un rythme ingérable au final ».
Si la provenance des produits est indiquée à la prise de commande, ils ne veulent pas assommer les clients avec leur démarche.
« Ils le comprennent naturellement. Du coup c’est rare qu’on nous demande une salade césar. Mais ça arrive parfois », sourit Olivier.
Yann Gaillard résume sa cuisine :
« Familiale. Peut-être pas aussi élaborée que dans certains autres restaurants de Lyon, mais abordable ».
Les pourboires ? Pour donner aux autres
Pour qu’elle le soit vraiment, le restaurant à mis en place dès son lancement il y a deux ans un système de « repas suspendus ». Ils ont alors adapté au restaurant ce qui se fait, notamment à Lyon, dans certains bistrots avec les cafés suspendus.
Vieille tradition italienne, elle consiste à payer un café supplémentaire pour client qui n’aurait pas les moyens. Le café est donc en attente ou « suspendu ».
Une cagnotte trône ainsi sur le comptoir. Les clients sont ainsi invités à participer à financer de prochains repas. Elle accueille aussi les reliquats sur les tickets restau mais aussi tous les pourboires du personnel de salle, pourtant une tradition dans le métier.
« Au départ, je leur ai dit ‘Vous ne savez pas à quoi vous renoncez’ », se souvient Yann Gaillard, passé par le service en salle avant de passer derrière les fourneaux.
Olivier, lui, en rigole encore.
« Moi je ne viens pas du métier alors je ne savais pas ! »
Les deux associés y renoncent de bonne grâce mais avouent s’être posé la question de conserver ceux pour leur apprenti en salle. Quand des clients laissent quelques pièces c’est parfois « pour le petit jeune ».
« Mais lui aussi a préféré les mettre dans la cagnotte pour les repas suspendus. Il a compris la démarche et la soutient », assure Olivier.
Pour la remplir il a une dernière astuce dans sa manche : inciter les gens à participer quand ils se chamaillent pour payer seuls l’intégralité de l’addition.
98 repas suspendus servis en deux ans
Une fois l’argent récolté, comment et à qui en faire bénéficier ? Convaincus que pas grand monde ne viendrait réclamer ces repas, Olivier et Yann ont contacté le centre communal d’action sociale (CCAS) de La Mulatière pour en faire bénéficier leur public. L’argent récolté permet aujourd’hui de servir dix repas en moyenne un samedi midi par mois.
« Quand on a proposé cette idée on avait déjà 30 repas suspendus. En deux ans, on en a servi 98. Il y a une vraie dynamique », détaille Olivier.
Ces jours-là il se réjouit de voir dans son restaurant « une vraie mixité sociale ». Mais c’est aussi là qu’ils constatent le plus de retours d’assiettes.
« Pourtant les personnes nous disent qu’elles sont ravies à la fin du repas. Mais pour nous ça ne fait jamais plaisir de voir des assiettes revenir, parfois pleines. C’est un public que je n’ai jamais vu revenir par la suite», explique Olivier.
Ils restent toutefois satisfaits de leur démarche peu courante dans les restaurants et qu’ils entendent bien poursuivre. Une initiative solidaire qui participe à renforcer la spécificité du lieu et à le faire connaître.
Un lieu que ses gérants qualifient d’ailleurs d’hybride. Au fond de la salle de restaurant, sous une voute en pierre comme creusée dans le flanc de la colline, ils ont installé une scène. Tous les vendredis et samedis soir elle accueille des concerts de tous les styles de musique.
« Ça permet à des petits groupes de jouer car c’est assez difficile de trouver des lieux pour le faire. Et ça participe à animer un peu le quartier qui est plutôt mort sinon », estime Olivier.
Conseil utile et nécessaire du patron :
« Faut bien viser son soir pour ne pas être indisposé par la musique ».
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