> Nous republions notre article du 26 octobre 2015 sur le sujet.
Il faut se rendre à la Duchère un 25 septembre pour comprendre la charge mémorielle autour de ce monument aux morts, fait de pierre et de béton.
A 17 heures pétante, au milieu des barres du sous-quartier de Balmont, une fanfare militaire et des soldats en armes encadrent une quinzaine de harkis toutes médailles dehors. Face à eux, « les autorités civiles et militaires ».
Pour cette quatorzième « Journée nationale d’hommage aux harkis », créée par Jacques Chirac en 2001, on trouve notamment quatre députés et un sénateur du Rhône, ainsi que le maire du 9e arrondissement.
Aujourd’hui, ce monument aux morts ne sert pas qu’à rendre hommage aux « anciens combattants français musulmans », comme on nomme autrement ces Algériens qui ont combattu dans l’armée française au moment de la guerre d’Algérie.
Il marque également un lien entre harkis et rapatriés d’Algérie, comme l’explique Mohamed Rabehi, vice-président de l’Union Nationale des Anciens Combattants Français Musulmans (UNACFM) et 1er adjoint (Les Républicains) de la municipalité de Décines :
« A la fin des années 1990, quand l’idée a été avancée de rendre hommage aux harkis, on a cherché le lieu le plus approprié pour mettre une plaque. Le monument aux morts de la ville d’Oran transféré à la Duchère s’est imposé. D’une part parce que de nombreux harkis sont des enfants de ces soldats qui se sont battus pour la France pendant les deux guerres mondiales. D’autre part, parce que l’idée était de faire un lien entre les harkis et les rapatriés d’Algérie. »
Et pour renforcer encore le symbole, les représentants des associations de rapatriés et de harkis déposent la première gerbe, ensemble, lors du 25 septembre.
« Rappeler l’Algérie »
Pour comprendre pourquoi le monument aux morts de la ville d’Oran se retrouve dans le quartier populaire de la Duchère, il faut revenir sur l’histoire du peuplement de ce « nouveau » quartier de Lyon.
La Duchère, comme d’autres villes nouvelles, a poussé au début des années 60 pour faire face à la crise du logement. Ses fameuses barres monumentales n’ont donc pas été érigées pour accueillir les pieds-noirs mais leur construction a été accéléré avec l’indépendance de l’Algérie. A partir de 1962, plus du tiers des 6 000 logements que compte la troisième colline de Lyon vont aux rapatriés d’Algérie.
En 1966, raconte l’historien Jean-Luc Pinol dans un article, le maire de Lyon de l’époque, Louis Pradel, veut créer un monument qui rappellerait l’Algérie pour ces Duchérois pieds-noirs. La municipalité choisit le monument aux morts d’Oran inauguré en 1922, au lendemain de la première guerre mondiale :
« Louis Pradel charge Napoléon Bullukian, un industriel du bâtiment, de procéder, en accord avec une entreprise d’Oran, à la dépose du monument et à son transfert. Les démarches sont longues mais le monument quitte le port d’Oran le 15 décembre 1967. Il arrive à Lyon avant la fin décembre 1967. »
Transplanté, le monument est donc installé à Balmont, au cœur de la Duchère. Cette sculpture d’Albert Pommier représente deux poilus avec, de dos, ce qui serait (il y a débat) un combattant Nord-Africain portant un fez.
Le monument a été transféré sans son socle de huit mètres qui est resté en Algérie. Il est devenu le support de mosaïques appelées « Stèle du Maghreb » qui ont gommé cette trace de la colonisation.
Pour l’inauguration, deux cérémonies ont lieu.
La première se tient le 13 juillet 1968, en présence de Roger Fenech, président de la Fédération nationale des rapatriés, et du maire de Lyon, Louis Pradel. La cérémonie est même filmée. Dans le petit commentaire que l’on trouve sur le site de l’Ina, il est dit que « la moitié des habitants de la Duchère sont des rapatriés ».
La seconde cérémonie se tient quelques mois plus tard, le 9 novembre 1968. Cette fois-ci en présence du général Edmond Jouhaud, ancien n° 2 de l’Organisation Armée Secrète (OAS), amnistié en juin 1968. On retrouve à ses côtés, comme le note l’historien Jean-Luc Pinol, le Bachaga Boualem, chef traditionnel algérien partisan de l’Algérie française. Par la suite, la place où est installée la statue prend le nom de place Bachaga Boualem.
Quand Lyon « parrainait » Oran
Lyon n’est pas la seule ville à avoir rapatrié un monument aux morts après l’indépendance de l’Algérie. Une poignée de villes françaises l’ont fait, à l’image de Toulouse avec le monument de Philippeville, aujourd’hui Skikda, transféré en 1969.
Le choix de ces villes est fonction du lien qui a pu être créé avant 1962. Lyon, comme Toulouse, ont respectivement « parrainé » les villes dont elles ont récupéré les monuments aux morts.
Comme l’expose l’historien Marc André dans un article du Bulletin municipal de Lyon de mars 2012, Lyon, comme d’autres villes françaises, a répondu à l’initiative du Mouvement national des élus locaux de 1956 pour soutenir les villes des départements algériens.
Il s’agit d’un « parrainage » et non pas de « jumelage » puisque les deux villes sont, à l’époque, du même pays.
A Lyon, si le choix se porte sur Oran, c’est pour des raisons personnelles : les parents d’Edouard Herriot avaient une propriété dans les environs d’Oran et sont enterrés au cimetière de la ville.
Les cérémonies de « parrainage » ont lieu, en grande pompe, le 14 juillet 1956 à Oran et le 11 novembre à Lyon. Dans les discours retrouvés par l’historien Marc André, il est clair que l’objectif de ce parrainage vise le maintien de l’Algérie française. Edouard Herriot déclare ainsi le 11 novembre :
« La Ville d’Oran, qui compte près de 300 000 âmes, renferme un peu plus de 200 000 Européens, pour 80 000 Musulmans. Énoncer ces chiffres, c’est signaler le caractère de ce prolongement de la France Métropolitaine ».
Et de développer :
« L’Arabe a bien des défauts, comme nous, mais c’est un peuple chevaleresque, et il finira par se rendre compte qu’il a tout intérêt à être bien avec la France ».
« Le terme de « harki » reste une insulte dans certains quartiers »
Aujourd’hui, la population de la Duchère a changé, et les jours de cérémonies d’hommage aux harkis, ce n’est plus la « moitié du quartier » qui converge vers le monument de Balmont.
Le 25 septembre dernier, il n’y avait qu’une centaine de personnes à avoir fait le déplacement, pour la plupart en provenance de l’ensemble de la région lyonnaise.
« On pouvait être 1 500 personnes au début des années 2000 » se rappelle Mohamed Rabehi, vice-président de l’Union Nationale des Anciens Combattants Français Musulmans (UNACFM).
Les enfants de harkis cherchent toujours à faire reconnaître les responsabilités du gouvernement français de l’époque dans l’abandon qu’ont subi leurs parents. Ils espèrent aussi que le regard change sur les harkis, poursuit Mohamed Rabehi :
« Le terme de « harki » est toujours synonyme de « traître » en Algérie et reste une insulte dans certains quartiers en France ».
Pour les rapatriés, ce monument aux morts garde la mémoire du temps jadis, qu’ils essaient notamment de faire vivre à travers les cérémonies.
Outre le 25 septembre, une autre cérémonie rassemble depuis une dizaine d’années ces rapatriés autour du monument aux morts d’Oran-La Duchère. Le 5 juillet, les rapatriés commémorent le « massacre du 5 juillet 1962 » qui s’est précisément déroulé à Oran où plusieurs centaines d’européens et d’Algériens ont été tués.
Germaine Fabricator, 82 ans, habite la Part-Dieu. Originaire de Tlemcen dans l’oranais, elle est aujourd’hui présidente de délégation du Rhône de la Fédération Nationale de Rapatriés. Elle explique son attachement à ce monument aux morts :
« A chaque cérémonie, c’est une émotion intense. On a un très grand attachement pour ce monument car nos ancêtres morts pour la France y avaient leur nom. Ces noms sont restés sur le socle à Oran. Le monument marque le souvenir, un souvenir commun avec les harkis également. Et le souvenir, c’est tout ce qui nous reste de l’Algérie ».
Roland Albert, 72 ans, de Grigny, vice-président de l’association, prolonge :
« Le monument aux morts est le concentré de toute notre existence en Algérie. Car on nous a effacés de là-bas. Contrairement à vous, on ne peut plus voir où on a grandi et c’est terrible. Notre pays, c’est l’Algérie française ».
A la demande de l’association des rapatriés, le maire PS du 9e arrondissement, Hubert Julien-Laferrière, envisage de créer un lieu d’exposition et de mémoire à la Duchère pour « se souvenir au-delà des opinions ».
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