À quelques encablures du TNP, Isabelle Sadoyan nous accueille dans l’appartement qu’elle occupe depuis plusieurs décennies et qui résume son existence : peu a peu, elle a fait tomber les cloisons pour en faire un espace unique peuplé de joyeux trésors (des livres essentiellement) avec partout la présence de son époux, décédé en 1989, le comédien Jean Bouise dont brille encore le César du meilleur acteur dans un second rôle reçu en 1980 pour Coup de tête.
Son père arménien, sa maman bulgare n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le “milieu culturel”
Les magnifiques meubles en bois qu’il a confectionné sont là, dont une table de couture rappelant qu’Isabelle Sadoyan ne s’est jamais départie de ce qui fut son premier métier, celui de sa mère aussi : couturière. Quand elle naît le 12 mai 1928, rien ne la prédestine à plonger dans la marmite du théâtre:
« Mon premier rôle est muet, c’est l’enfant Jésus dans une pension catholique. Ça tombait bien, car je bégayais. Cela durera jusqu’à mes 45 ans », se souvient cette athée convaincue.
Son père arménien brocanteur, sa maman bulgare n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le “milieu culturel”. Mais dans les pentes de la Croix-Rousse, où elle habite enfant, et où dit-on même la police n’osait pas aller à l’époque tant c’était mal famé, il existe un patronage formidable montée de la Grande Côte :
« Tous les jeudis, je travaillais la toile de lin pour je ne sais quel orphelinat et ensuite on avait cinéma. »
Elle découvre alors qu’il y a une vie ailleurs et garde un attachement pour les films en noir et blanc. Si elle ne sait plus comment elle parvient à passer un entretien pour entrer au Conservatoire, elle se remémore 77 ans plus tard le texte de révolte qu’elle a choisi, « alors que j’étais plutôt douce »: « Rome, l’unique objet de mon ressentiment… » soit l’imprécation de Camille dans Horace de Corneille. Et lui reviennent ces paroles d’un professeur qui lui servent encore de viatique :
« Quel que soit ce que vous avez à jouer, que ce soit un mourant, un éclopé, une mère qui vient de perdre son enfant, restez dans la situation et ayez la jubilation du jeu. »
Jouer
À pas même vingt ans, la voilà lancée dans la grande aventure du théâtre. À la fin des années 40, elle rencontre Roger Planchon « la chance de ma vie », dont elle prend les mesures la première fois qu’elle le rencontre pour le spectacle de sa compagnie ! Et le « groupe » comme elle dit en parlant de Claude Lochy, Robert Gilbert, Alain Mottet, « des bourgeois, deux-trois personnes du peuple dont Planchon et moi, fille d’immigrés. »
« Parfois c’est dur mais je crois avoir compris que je n’aime pas le réel , je l’aime re-transposé. »
Ils dévorent tout, n’ont pas d’argent mais tentent gentiment d’entrer gratuitement aux Célestins à l’entracte, y parviennent et finissent par tout voir du poulailler (Edwige Feuillère, Jean Marais…)
« Ensuite, avec Roger, les spectateurs ont vu autre chose. Il a appris à faire de la mise en scène avec la troupe. On savait tous qu’il avait du génie. Nous étions nuit et jour entièrement disponibles et sans salaire, avec un métier à côté. »
C’est lui qui, fils de paysans ardéchois, met sur scène des gens du peuple alors absents des plateaux. À l’époque, tout se passe encore quai Saint Antoine puis au théâtre de la Comédie, rue des Marronniers, dans l’arrière-cour de l’actuel CNP Bellecour.
En 1957, ils débarquent au théâtre de la Cité dans le palais du travail à Villeurbanne, encore dédié aux opérettes. Planchon est loin de ces apparats : il a fait la connaissance d’un jeune auteur contemporain méconnu, Michel Vinaver, venu voir sa version de La Bonne-âme du Se-Tchuan, lui laissant un texte, Les Coréens. Aussitôt lu, aussitôt monté !
« Vinaver a beaucoup compté car il me parlait, très peu d’intellos venaient vers moi »
dit Sadoyan qui est aussi de la distribution de la création de Planchon de Par-dessus bord en 1973 et bien plus tard, au TNP encore dans la version intégrale de ce même texte montée par Christian Schiaretti en 2008. Un vrai compagnonnage !
« Je ne me suis toujours pas remise des massacres des Arméniens puis des Juifs, j’en faisais des cauchemars »
C’est au moment des Coréens, que Sonia Bove rencontre Isabelle Sadoyan qui deviendra sa grande amie. Même si elle a quinze ans de moins que la comédienne, elle se souvient : « son jeu me plaisait, elle avait à la fois la simplicité, le burlesque, le baroque, elle était effacée et présente. Et cela n’a pas bougé d’un iota » confie-t-elle.
« Le théâtre a toujours la même place dans son éthique. Je n’aurais jamais pensé qu’on puisse aimer un métier à ce point-là. »
En 1972, le théâtre de la Cité devient le TNP. Avec plus de moyens et de renommée, Planchon fait venir des acteurs de Paris comme Francine Bergé dans Bérénice. Toujours avide d’apprendre, Sadoyan se souvient qu’assister aux répétitions valait tous les cours du monde. Il n’y avait pas de jalousie. Mais peu à peu, Planchon délaisse sa troupe originelle et Sadoyan a de moins en moins de travail. Par pudeur, elle ne s’étend pas trop sur cette rupture silencieuse avec celui qui habitait juste en-dessous de chez elle, avec qui elle ne s’est jamais vraiment fâchée.
Le cinéma la happe, par l’intermédiaire de Joseph Losey, en 1976 avec Monsieur Klein. « Dans ce film, je devais passer un examen médical pour savoir si j’étais Juive. » Voilà que ça la replonge dans ce qu’elle nomme délicatement:
« Un problème de tristesse avec l’enfance. Je ne me suis toujours pas remise des camps, des massacres des Arméniens puis des Juifs, j’en faisais des cauchemars toutes les nuits et ils se sont atténués quand j’ai tourné cette scène que j’ai qualifié, pour parvenir à la jouer, de nu politique par opposition à nu érotique »
Elle jouera par la suite dans Les Choses de la vie ou Subway, voire sur Canal + dans la série Les Revenants.
Au TNP
Françon, Lavelli, Terzieff la couvent dans les années post-TNP alors qu’elle s’est établie à Paris. En 2009, c’est elle qui ouvre la petite salle du TNP. Elle joue Conversation avec ma mère dans la salle nommée Jean Bouise…« Un nouveau-né » dit-elle à propos du lieu flambant neuf, évoquant l’humour et la bonté-même de son homme.
« Un théâtre est pour moi aussi saint qu’une église. J’y viens avec une émotion religieuse. »
Son intransigeance la guide :« Quand elle aborde un rôle, elle sait plus que par cœur le texte. Elle est très souple avec les metteurs en scène,elle se met à leur service avec une disposition totale » confie Sonia Bove
« Je peux me passer de beaucoup de choses mais pas de jouer. Parfois c’est dur mais je crois avoir compris que je n’aime pas le réel dans le réel, je l’aime re-transposé. »
Et de fouiller sur sa grande table en bois pour retrouver cette phrase de Flaubert, prononcée après avoir visité la Scala de Milan :
« Un théâtre est pour moi aussi saint qu’une église. J’y viens avec une émotion religieuse parce que là aussi, la pensée humaine rassasiée d’elle-même cherche à sortir du réel. L’on y vient pour pleurer, pour rire, pour admirer ce qui fait à peu près le cercle de l’âme. »
C’est toute cette mémoire qui sera transmise au Rize, lieu culturel et de mémoire de Villeurbanne, quand Isabelle Sadoyan a pris conscience que les archives du TNP étaient aux Archives nationales.
Avec sa carrière humble et immense à la fois, elle est le trait d’union entre toutes ces générations de théâtre qui ont fait de Villeurbanne un lieu incontournable. Ironie de l’histoire, le Molière qui trône dans son intérieur a été obtenu récemment pour une pièce jouée dans le privé… L’Origine du monde de Sébastien Thiéry, un clivage qui la met hors d’elle.
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