Son combat : décrypter comment Internet dicte de nouvelles injonctions aux adolescentes en matière de pornographie et montrer que, derrière ce qu’on croit être une libération sexuelle, se cache une nouvelle aliénation. C’est le thème de son documentaire « À quoi rêvent les jeunes filles ? » diffusé sur France 2 cet été et toujours visible sur Youtube.
Heteroclite, mensuel gay mais pas que, l’a interrogé lors de son passage à Lyon.
Heteroclite : Pensez-vous que votre documentaire puisse amener les femmes (et en particulier les jeunes filles) à s’interroger sur leurs pratiques sexuelles, dont les codes sont à présent dictés par Internet ?
Ovidie : Oui, je pense que ça peut faire du bien. Mais c’est tout le paradoxe : on connaît les rouages mais malgré tout, on se laisse influencer par le porno qui rentre encore plus facilement dans notre intimité que la publicité, même si on décrypte ce qu’on voit. Tôt ou tard, on est dans ce processus de reproduction ou d’identification des corps. Le symptôme numéro un, c’est l’épilation intégrale.
On retrouve les code du porn dans l’ensemble de la société, dans notre manière de parler de la sexualité. Beaucoup de pratiques ne sont plus taboues grâce ou à cause du porno. Mais en fait elles se transforment en injonctions et ce n’est pas mieux.
Comment expliquez-vous que le porno ait plus d’influence sur le processus d’identification des femmes que la publicité, alors que cette dernière est beaucoup plus présente dans notre quotidien ?
C’est une hypothèse, mais je pense que c’est parce qu’il touche plus à l’intime. Et aussi parce qu’on a plus d’outils pour décoder un film, une pub ou une série qu’un porno. On peut facilement mettre de la distance face à une pub pour un shampoing avec une femme qui agite ses cheveux dans tous les sens, mais le porno touche à nos fantasmes, à notre sexualité et cette barrière disparaît peu à peu. Les ados aussi ont l’impression que ce que fait une actrice à l’écran est comme dans la réalité.
Pour avoir besoin de s’exciter, il faut oublier l’écran. Et puis, surtout, on n’a pas les outils pour décrypter parce qu’on n’en parle pas. On va tous analyser des pubs mais pas forcément le porno qu’on a vu la veille en se disant : «tiens, la nana, elle s’est pris une double anale, comment elle a fait ?».
« Aujourd’hui, la prévention est loin de leurs préoccupations »
Quel discours tient-on aujourd’hui aux adolescentes dans les cours d’éducation sexuelle en milieu scolaire ou en centre de planification ?
Ce que je sais surtout, c’est ce que les filles en disent. Il y a un système de petits papiers où chacun-e dépose sa question dans un chapeau et c’était très instructif de voir ce sur quoi les lycéennes s’interrogent.
C’est-à-dire ?
Les poils, la sodomie, les poils, la sodomie, les poils, la sodomie ! Un peu l’amour aussi, quand même. Mais, quand j’étais ado, nos questions, c’était la perte de la virginité, le sida et la grossesse non désirée. Aujourd’hui, tout ce qui est prévention, capotes, grossesse, etc., est loin de leurs préoccupations.
Ce sont plutôt des filles qui n’en peuvent plus de l’épilation intégrale, même celles qui ont à peine une sexualité. Le sujet revient sans cesse : épilation, sodomie, épilation, sodomie… Et je me souviens même d’une question d’une fille de quinze ans : «est-ce que les garçons se rendent compte à quel point ça fait mal ?». C’était le cri du cœur !
Et se questionnent-elles sur la notion de plaisir ou de désir sexuel ?
Jamais !
Pensez-vous que l’hyper-sexualisation et la capacité à intégrer ces injonctions soient communes à toutes les jeunes filles (même celles des banlieues, des milieux ruraux ou qui portent un voile) ou ce phénomène s’applique-t-il uniquement à une jeunesse dorée, citadine et branchée ?
Mon documentaire n’est pas une étude sociologique sur l’ensemble des couches de la population française, c’est un film qui porte sur les messages dominants. Je pense que ce serait se fourvoyer que de penser que ce phénomène ne touche qu’un seul milieu.
Je ne crois pas non plus que le voile fasse barrière à notre quotidien et qu’il empêche de se laisser influencer par les messages dominants.
« Avec le porno, les injonctions se sont déplacées »
Mais les filles que vous montrez dans le documentaire semblent faire partie d’un milieu très hipster, comme si, pour être branchée, il fallait être libérée et hyper-sexualisée…
Ce n’est pas parce que les filles que j’interviewe en parlent avec plus de liberté et qu’elles y réfléchissent que les autres en sont exemptes. L’année dernière, il y a eu 78 milliards de vidéos regardées sur PornHub… 78 milliards ! Ce n’est pas que les Parisiennes ou les hipsters qui fréquentent le site, c’est le Moyen-Orient aussi, c’est la Chine, c’est partout, c’est tout le monde !
Après, on peut faire comme si ça n’existait, mais le McDo de la sexualité, c’est ce qu’on trouve sur ces plateformes pornos et je peux vous dire que ce n’est pas du branchouille mais du bon vieux mainstream hardcore. Et on est justement beaucoup plus facilement influencé-e quand on n’a pas de recul.
La conclusion que j’ai retenue, pour toutes : elles ne sont ni plus libérées ni plus aliénées, c’est juste que les injonctions se sont déplacées.
Quels sont alors les outils qui leur permettraient de prendre conscience de leur aliénation ?
Honnêtement, je n’en ai pas. Je ne vois pas comment on peut rivaliser avec Internet. Je pense que c’est important de former les intervenant-e-s en milieu scolaire ou en centre de planification à la porn culture.
Mais PornHub, encore une fois, c’est 78 milliards de vidéos par an ! Je ne vois pas comment on peut résister, avec notre petit porn.
« Ce qui va nous arriver, c’est une interdiction du porno »
On ne peut donc pas rivaliser avec l’influence d’Internet ?
Je pense que, ce qui va nous arriver, c’est une interdiction du porno, car ça va trop loin. C’est déjà ce qui se passe au Royaume-Uni en ce moment. Et on sent bien qu’il y a un vent conservateur. Je ne serais pas étonnée qu’une loi interdise l’accès aux sites pornos.
Toutes ces nanas qui nous font chier depuis deux ans avec leur loi pénalisant les clients de la prostitution crèvent de pouvoir interdire le porno. Je pense que c’est une affaire de cinq ans. Et le problème, c’est que ce ne serait pas que le porno qui serait coupé, mais aussi les subventions du Planning familial, comme on l’a vu récemment. Je ne suis pas très optimiste.
Ne faudrait-il pas aussi faire réfléchir les garçons ? Car vous ne parlez pas de la sexualité des garçons, est-ce volontaire ?
Oui, car elle ne m’intéresse pas. J’aime bien les ambiances de gynécées. Il me semble qu’il faut en parler aux premières concernées. Je pense que la sexualité des garçons est un tout autre sujet.
Et déconstruire les stéréotypes de la virilité chez les garçons, leur montrer qu’eux aussi ont avantage à se départir de ces obligations en matière de sexualité ?
Je pense que c’est inutile de passer par les garçons si nous-mêmes, on ne l’a pas intégré. Oui, ils ont leurs injonctions aussi (le complexe de la petite bite et la peur de ne pas assurer), mais ce n’est rien comparé à celles qui pèsent sur les filles. C’est sûr qu’ils gagneraient à s’en libérer, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse, au fond.
Je ne suis pas la bonne personne pour savoir ce qu’il faut faire avec eux ; je ne comprends pas forcément bien leur fonctionnement.
En termes de modèle positif pour les adolescentes, croyez-vous au combat de toutes ces icônes de la pop culture, comme Beyoncé par exemple, qui prétendent faire de leur corps une arme ?
Je n’arrive pas à croire au potentiel féministe de Beyoncé ou de Miley Cyrus. C’est bien qu’elles écrivent «feminist» sur la scène et qu’elles encouragent d’autres meufs. Mais on reste centré-e-s sur le cul (démultiplié, en gros plan..) et sur des corps parfaits. Par exemple, quand Beyoncé avait sorti son album en secret sur Internet, toutes les filles s’étaient mises à faire des squats en trente jours pour avoir les mêmes fesses. Certes, au départ, il y avait un message féministe et de libération, mais au final, comme le reste, il a été détourné, récupéré.
J’ai plus cru au potentiel de libération de Nina Hagen ou de Courtney Love. Après, on peut me répondre que je n’ai rien compris aux combats de l’afro-féminisme, mais je laisse quand même Beyoncé de côté.
Quels ont été vos modèles féministes quand vous étiez ado ?
Courtney Love. Elle n’avait pas du tout un discours féministe mais a eu une influence positive. Une fille énervée avec trop de rouge à lèvres, de robes, de peroxyde. Mais en même temps super-offensive, avec une sexualité hyper-assumée, contrairement à aujourd’hui, où on a une représentation médiatique hyper-mainstream de la sexualité.
Je revoyais une vidéo où elle arrive aux MTV Awards totalement débraillée, défoncée aussi. Elle pose sa jambe de manière inélégante, elle braille car son mec vient de crever et que sa batteuse ou sa bassiste est morte. Miley Cyrus qui joue la provoc’, au final, c’est un univers hyper-aseptisé.
Et Ovidie, à quoi rêve-t-elle ?
À quoi elle aspire ? À faire plus de documentaires, qui n’incluraient toujours pas la sexualité des garçons ! On me l’a reproché, mais non ! À ne pas être obligée de changer de pays dans un futur proche. Et puis il y a le rêve irréalisable, le plus fou : ce serait d’avoir un élevage de dogues de Bordeaux et de bullmastiffs ! Vivre au milieu de dizaines de chiens au fin fond de la campagne…
Si ça se trouve, dans vingt ans, on me retrouvera bouffée par mes chiens dans des émissions du genre « que sont-ils devenus ? » ou dans les faits divers !
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