Pour ceux qui n’ont pas suivi, bref pitch : Idder Chaouch, économiste d’origine algérienne fraîchement élu président de la République, entame son mandat au plus mal, circulant dans les couloirs de l’Elysée en fauteuil roulant, à moitié défiguré. Il a été la victime d’un attentat commis par un ado lunaire, originaire de Saint-Etienne, manipulé par un jeune oncle infernal, Nazir Nerrouche.
Dans cette famille kabyle qui vit dans la verdure de Saint-Etienne, celle où a aussi grandi Sabri Louatah, on trouve Fouad Nerrouche, le frère et pendant lumineux de Nazir. Lui est le comédien d’une série à succès, il vit à Paris et s’investit mollement dans une histoire d’amour vouée à l’échec avec, on vous le donne en mille, la fille du président Chaouch.
La galerie de personnages ne s’arrête pas aux Nerrouche, loin s’en faut, elle grossit à mesure que l’intrigue politico-judiciaire, haletante, saute du décor des petites villas sans prétention de la banlieue stéphanoise à celui des sous-sols élyséens.
Dans ce quatrième tome, tout particulièrement, on s’est laissé aller à la lecture d’une exégèse moderne de l’épisode d’Abel et Caïn, ce crime originel, fondateur qui marque au fer de la violence l’humanité, et la définit en partie.
« Je ne suis pas un expert du terrorisme, même pas un intellectuel »
Rue89Lyon : Entre le premier tome des Sauvages paru en 2012 et le moment où vous avez écrit le mot “fin” au bas du quatrième tome (en juin 2015), des attentats ont été perpétrés France puis quelques mois encore après, en novembre 2015. Votre fiction est devenue comme prémonitoire, de façon très troublante.
Sabri Louatah : J’ai pu être troublé au moment des attentats. Mais prémonitoire, non, mon texte ne l’est pas : n’importe qui aurait choisi mon sujet serait arrivé au même diagnostic. Je me suis intéressé au terrorisme en 2011. A ce moment-là il était difficile de trouver des informations sur les services de l’Etat qui s’en occupent. C’était encore l’époque où le plus gros du service anti-terroriste de l’appareil judiciaire se consacrait à l’affaire Coupat, c’est vous dire.
La vérité, c’est que j’ai un peu honte, car cela a été un sujet d’excitation romanesque : le terrorisme, la France au bord de la dislocation. Ce que c’est dans la réalité est horrible.
Vous sollicite-t-on dans le cadre de votre promo pour parler de terrorisme, de l’état d’urgence ?
Non, pas spécialement. Je crois même que les gens n’ont absolument pas envie de lire de la fiction sur le sujet, qu’ils ont envie de partir ailleurs. L’actu n’a pas servi mon livre mais évidemment ce n’est pas ça qui est grave.
Et aussi, je refuse d’en parler, je ne suis pas un expert, même pas un intellectuel. Ma conception du romancier n’est pas celle-là. Tout ce que j’ai à dire, je le fais dans la fiction. Je passe beaucoup de temps à écrire, je ne fais que ça de ma vie et je n’ai pas du tout envie de devenir un commentateur de l’actualité. Je suis allé une fois dans l’émission Ce soir ou jamais, au tout début de ma promo et c’est l’erreur de ma vie. Pour moi, un écrivain, à moins d’être par ailleurs un citoyen particulièrement engagé et militant, n’a pas grand chose à dire.
[Extrait de l’émission du 7 février 2012 de « Ce soir ou jamais »]
Votre origine stéphanoise nous intéresse particulièrement puisque Rue89Lyon aime bien parler de ses voisins et de la région.
Je n’ai aucun problème à parler avec des Lyonnais depuis qu’on a gagné le derby. Je me fiche un peu du foot mais quand existe une telle rivalité, c’est un vrai plaisir, je redeviens stéphanois. Pour tout vous dire, j’ai un très mauvais souvenir de Lyon, j’y ai fait ma prépa littéraire au lycée du Parc. Et la bourgeoisie du 6e arrondissement, le catholicisme triomphant, ne sont pas des bons souvenirs pour moi.
« Je suis issu d’une famille d’outsiders et le but de ma vie n’est pas de devenir un insider »
Dans une interview donnée à Next en 2012, vous allez même plus loin, vous qualifiez Lyon de « ville bourgeoise, catho et raciste, aux faux décors italiens». La totale.
Mon éditrice me le dit souvent : tu ne devrais pas faire des interviews parce que tu dis tout ce que penses et ça se retourne contre toi. J’ai juste perdu des lecteurs, en faisant ça (rires). En avais-je besoin ? Non, probablement pas.
Bon, une grosse partie de mon sentiment vis-à-vis de Lyon vient d’une déception amoureuse. Beaucoup des décors de Lyon sont ceux dans lesquels j’ai été malheureux.
Vous parlez à un moment d’une Saint-Etienne grise et sinistre, tandis que Fouad Nerrouche est contraint d’y revenir, pris dans le tumulte. Vous rappelez-vous la colère qu’avait suscité un article du Monde chez les habitants de Saint-Etienne ? Une journaliste l’avait choisie comme ville-type de la pauvreté et de la laideur, en résumé. Beaucoup avaient dit stop au Saint-Etienne bashing.
Non, je n’en parle pas comme d’une ville grise, c’est très ambivalent. En même temps on ne peut pas nier que le centre-ville est paupérisé et qu’il y a un problème d’attractivité. Mais quand on s’y balade, on voit que des travaux sont faits pour lutter contre cela.
La façon dont je regarde la ville n’est pas du tout celle d’une journaliste du Monde qui vient quinze jours. J’y ai habité, j’y ai passé 18 ans de ma vie ; le premier tome commence à Saint-Etienne et le dernier tome s’y termine. Quand on se balade dans la Grand Rue, on est entouré par des collines de verdure. Quand je suis arrivé à Lyon, le fait de ne plus voir du tout de verdure en dehors des parcs m’a frappé. J’étais un peu un plouc mais pas non plus un péquenot !
Saint-Etienne est dans une gangue de nature et j’ai des souvenirs de sapinière. Je décris beaucoup la ville verte et la lumière de Saint-Etienne qui est assez étrange, c’est déjà une lumière du sud.
Ma vision de Saint-Etienne est liée à ma vie familiale, mes oncles qui avaient du mal à trouver du travail, mon père aussi, c’est une ville ouvrière qui a subi la désindustrialisation de plein fouet, mais on ne peut pas ignorer tous les efforts qui sont faits depuis une dizaine ou une quizaine d’années pour moderniser la ville, avec le design, l’université… Dès que je suis en France, j’y vais. Ma mère y habite. Dès que je peux, je marche dans la ville, c’est comme ça que je réfléchis le mieux.
« Ce n’est pas l’école de la République qui m’a formé, elle m’a plutôt entravé »
Dans ce quatrième tome, Idder Chaouch fait un discours devant la communauté internationale, extrêmement brillant qui, lorsqu’on le lit, met en évidence de manière flagrante qu’il a manqué un peu de souffle au président de la République, le vrai, François Hollande, dans cette période qui a suivi les attentats. Trouvez-vous qu’il y a une faillite de nos élus en matière de propos ?
Encore plus dur que de voir les forces de police que j’avais imaginées mobilisées en cas d’attentat, ça a été de voir la réaction de la classe politique. Vous dîtes qu’elle manque de souffle, je pense même qu’elle manque de défense. Voir que la seule réponse donnée à cette menace maligne est sécuritaire et identitaire, alors que moi j’avais imaginé exactement le contraire, c’est douloureux à vivre.
Je n’ai pas de surmoi de gauche, je n’ai pas une histoire familiale de gauche. Pour moi il y a les insiders et les outsiders. Je suis issu d’une famille d’outsiders et le but de ma vie n’est pas de devenir un insider mais c’est de m’en sortir. J’ai une vision très individualiste de la société qui fait que je suis très à l’aise aux Etats-Unis par exemple.
En France, il y a un conservatisme de la gauche et je ne suis donc pas déçu que la logique sécuritaire vienne de là, contrairement à certains de mes amis qui sont atterrés par le projet de déchéance de nationalité ou la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Ce n’est pas une chose qui me choque car il y a une aspiration transpartisane à l’autorité, la défense des libertés n’est pas très populaire par ici. On élit des César et des Bonaparte. L’image qui est au centre de la France, c’est Bonaparte au pont d’Arcole et ce n’est pas une mythologie que j’aime.
Moi, j’adore la démocratie libérale quand elle est au coeur du dispositif. Mais là, c’est l’autorité et une sorte d’égalité fantasmée qui triomphent. Ce n’est pas surprenant. Cela aurait été différent s’il y avait eu un renouvellement choc avec une personnalité aussi rare que celle de Chaouch (président de la République française dans Les Sauvages, ndlr), issue de la société civile.
C’est un prof d’économie de Harvard, il se trouve qu’il est énarque, il a claqué la porte de l’inspection des Finances pour enseigner aux Etats-Unis et il est revenu en se disant qu’il avait une responsabilité vis-à-vis de Grogny, ville de banlieue que j’ai imaginée et qui concentrerait tous les maux de la Seine-Saint-Denis. Il en est devenu maire, il y a appliqué des recettes économiques qui seraient jugées comme libérales par une partie de la gauche traditionnelle aubriste, qui estime qu’il y a un ensemble d’acquis sociaux à protéger, alors qu’on voit bien que c’est une mécanique qui finit par tourner à l’avantage des mêmes, ceux qui ont un CDI…
« Des réponses sécuritaires sont choisies pour rassurer les gens, pour dire ‘l’Etat vous protège’ alors qu’il a quand même incroyablement échoué à le faire »
Vous êtes une sorte d’américain de Saint-Etienne ou alors un stéphanois des Etats-Unis.
Je ne me sens l’héritier de personne. Je sais qu’on n’a pas le droit de dire qu’on s’est fait tout seul mais dans mon cas, c’est vrai. Ce n’est pas l’école de la République qui m’a formé, elle m’a plutôt entravé.
J’ai vu à quel point on ne peut pas lutter contre une classe politique qui ressemble de plus en plus à une oligarchie. Je ne veux pas être partisan mais Emmanuel Macron est l’un des seuls qui a osé dire qu’un terreau favorise tout ça. Il y a un racisme fort en France, il y a une ignorance délibérée de l’ethnicité, une dimension postcoloniale qui font un cocktail détonant. On parle de l’islam pour parler en fait des arabes, toujours et encore. Ceux qui s’appellent les immigrés, alors que lorsqu’on parle de russes, par exemples, on dit émigrés, comme s’il y avait une forme d’intrusion de la part des arabes qui n’auraient nulle part d’autre où aller.
On a pris un grand carton, on les a mis dedans, on a mis sur ce carton l’étiquette Islam, on l’a secoué sans arrêt et les plus dingues à l’intérieur sont devenus des djihadistes, pour moi c’est aussi bête que ça. Que ce soit en banlieue, lyonnaise ou parisienne, on voit de vrais cas de schizophrénie, on ne parle jamais de ces gens qui ont l’impression de n’être personne. Je ne crois pas du tout que ce sont des justifications, ce sont des éléments d’explication.
On va vers des réponses sécuritaires pour rassurer les gens, pour dire « l’Etat vous protège » alors qu’il a quand même incroyablement échoué à le faire. Il y a pourtant des réponses au long terme qui passent par une sorte de persévérance, avec un programme politique qui consiste à aller vers davantage d’égalité, plus de justice, plus de mobilité sociale. La vraie réponse est moins sexy que de dire “vous êtes de mauvais français, on va vous déchoir de votre nationalité”, “vous êtes des suspects car vous êtes des binationaux”.
C’est très énervant, le débat public en France, c’est dur de ne pas y réagir.
Parlons aussi de votre travail d’adaptation pour faire des Sauvages une série télé. Il y a beaucoup de passages dans ce quatrième tome qui sont de vrais story-boards, comme celui où Fouad Nerrouche se retrouve seul sous la pluie battante, sur un rooftop à New-York. Est-ce que savoir que la saga allait être adaptée pour la télé a modifié vos idées, votre écriture ?
Non, la scène du rooftop ne sera même pas dans la série.
Je ne lis quasiment qu’en anglais, mon prochain roman sera d’ailleurs écrit en anglais, je passe beaucoup de temps aux Etats-Unis, ma femme y habite. Quand je lis un roman en anglais, je sais qu’il est fondé sur l’art du récit. Dans la préface de son livre « Le Nègre du Narcisse », Conrad explique très bien que le but du roman est de faire entendre, de faire sentir, mais avant tout de faire voir. Il est normal que mon écriture soit visuelle. Quand je rencontre des critiques, j’ai souvent l’impression que c’est une façon polie pour eux de me dire que mon roman ne brille pas par ses qualités stylistiques.
Je veux faire du roman populaire. Faire en sorte que la langue soit une vitre est beaucoup plus difficile que de chercher à briller par elle. On est dans un train, on regarde par la fenêtre et mon travail est de faire en sorte que la vitre soit propre, afin que les gens voient l’action. Il faut que l’auteur disparaisse, qu’on arrête d’intervenir tout le temps, de rappeler sans cesse qu’on est une intelligence à l’oeuvre.
J’ai une vision du style qui est celle-là, c’est davantage une sorte de discipline personnelle qu’une recherche esthétique, je n’en ai pas au niveau de la langue. C’est difficile de m’insérer dans un truc et d’intéresser les critiques parce que pour eux, c’est du scénario, du coup. Enfin, j’exagère un peu.
« Je suis obsédé par le fait de faire triompher la lumière »
Comment se passe le travail d’écriture et la relation avec la production ?
C’est moi qui écris tout, cela n’a pas été le cas tout le temps mais c’est assez difficile de travailler avec moi, pour dire la vérité. Je ne suis pas tyrannique mais je suis habitué à être seul et je travaille très bien comme ça. J’y arrive avec un réalisateur, car le scénario n’est rien d’autre qu’un document de travail pour lui, il y a une collaboration qui est fructueuse. Mais travailler avec quelqu’un qui a ses propres obsessions, non.
Il y a des choses très différentes, c’est notamment le retour constant à la fois du producteur et de la chaîne, mais comme on gagne beaucoup plus d’argent que pour l’écriture d’un roman, ça va. L’argent finit par rendre tranquille vis-à-vis du temps et de tous ces allers-retours.
[Attention spoil] La fin de votre livre peut surprendre : il y a une forme de précipitation vers le bonheur. Il y a cette grande marche dans Saint-Etienne, on y voit l’un des fils Nerrouche, Slim, qui se promène main dans la main avec un homme, révélant au monde son homosexualité. Il y a une forme d’utopie dans laquelle vous allez.
C’est joliment dit, c’est une précipitation vers le bonheur, oui, car il faut se dépêcher d’être heureux. En France, ça ne marche pas si ce n’est pas sordide. Mais moi je suis obsédé par le fait de faire triompher la lumière. Ce n’est pas une sorte de responsabilité que j’aurais en tant qu’écrivain, c’est juste que je déteste à titre personnel quand les personnages ne sont pas au maximum de leurs capacités : écrire un roman c’est créer des héros, pas des gens moyens.
L’écrivain bourgeois blanc qui donne la voix aux “sans-voix”, ça suffit. Ils n’ont qu’à la prendre eux-mêmes. C’est comme tous les écrivains qui luttent contre le racisme et ont parlé à la place des arabes, c’est comme ça que ça a marché jusqu’ici.
La précipitation de la fin est amenée par quelque chose, par le personnage de Chaouch qui est lumineux. C’est un homme politique qui dit “je ne vais faire qu’un mandat, je ne vais pas en passer la moitié à préparer ma réélection, il y a un certain nombre de réformes à mener et je vais le faire. Je ne veux pas faire carrière dans la politique, je ne veux pas guérir les blessures identitaires de la France, en revanche je peux être un bon mécano”.
Est-ce que la population maghrébine, musulmane ou non, et ce qu’elle peut dire de la France, reste un décor privilégié, une source d’inspiration, pour vos futurs récits ?
Non, ça va, j’en ai soupé, des arabes. Je suis un individualiste et je n’appartiens à aucune communauté. Fouad le dit, inspiré par Chaouch : “vos racines, plantez-les dans l’horizon, définissez-vous par vos projets plutôt que par votre héritage”. Là, c’est moi qui parlais. Dans ce tome 4, j’ai pris beaucoup plus la parole.
Si la société française excite mon imagination, c’est possible que je réécrive dessus mais, là, il faut avouer que c’est un peu moins le cas. J’ai écrit quatre tomes, j’écris une série en ce moment, je pense que mon histoire vaut le coup, mais je n’ai pas l’intention de devenir “monsieur qui écrit des romans sur des familles arabes”.
L’intrigue de mon prochain roman, écrit en anglais, se passera aux Etats-Unis. Remarquez, il y aura aussi des minorités ethniques, des minorités sexuelles…
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