Commentant ses propres photographies, Bertrand Stofleth parle avec précision de lônes, d’hydrologie, de débit, d’aménagements divers, de l’histoire aussi de ce long fleuve de 850 kilomètres qu’est le Rhône. À croire que l’ancien diplômé de l’école de la photographie d’Arles s’est métamorphosé en spécialiste scientifique de la chose.
Il faut dire que le Rhône est devenu pour lui une quasi-obsession : il a passé plus de sept années de travail à suivre ses méandres, à se documenter, à photographier ses abords, depuis sa source dans les alpages suisses jusqu’à son delta en Camargue.
«C’est une forme d’aventure, déclare-t-il dans un entretien avec Nicolas Giraud, le projet lui-même a quelque chose d’exaltant.»
La descente ou la remontée d’un cours d’eau fait en effet immédiatement écho à certains livres de Joseph Conrad ou films de Werner Herzog. Un fleuve, c’est forcément une mythologie et un imaginaire – en intitulant son projet Rhodanie, le photographe se réfère lui-même à une Arcadie perdue ou redéfinie.
Concrètement, pour maîtriser un sujet aussi vaste que capricieux, Bertrand Stofleth s’est donné un protocole strict : un nombre réduit d’images lors de ses prises de vue – à la chambre, depuis une nacelle qui l’élève à quatre ou cinq mètres du sol.
«Cette hauteur de vue permet d’inscrire l’homme dans sa réalité de territoire, d’étager les plans, d’organiser la représentation, de rendre sa consistance à l’espace. C’est comme si depuis un balcon d’un théâtre à l’italienne, on avait devant soi une scène où l’on peut lire l’ensemble de l’espace tout en faisant encore partie du territoire», précise-t-il.
Théâtres
Théâtre, le mot est lâché et il est crucial dans le travail de Bertrand Stofleth (qui par ailleurs réalise des photographies d’opéras). Le théâtre, c’est étymologiquement, en grec, « regarder, contempler », c’est « le lieu où l’on regarde ».
Chaque image du photographe est ainsi une scène où le visible devient lisible, une nature mêlée de culture, un présent superposé à des strates d’histoire. Dans une même image, on peut voir par exemple un bras du Rhône, quelques bosquets un peu anarchiques, un champ de culture parfaitement régulier et… la centrale nucléaire de Saint-Vulbas.
«Le fleuve évoque l’idée d’une nature sauvage, alors qu’il est complètement domestiqué. La question est donc de le représenter sans occulter ses aménagements pour des motifs énergétiques, économiques, industriels… Le fleuve a été progressivement démythifié, désacralisé. Et pourtant, il subsiste un enchantement, il reste dans une zone de frottement permanent entre nature et culture. Il reste toujours une force qui est présente, sous-jacente.»
Sur la même image, un individu remonte un chemin en quad. Les photographies ne sont pas seulement une mise en espace, mais aussi une « mise en scène » avec (presque toujours) des personnages, le fleuve, les hommes et le territoire dans lequel ils s’inscrivent constituant les trois protagonistes des grands formats de Bertrand Stofleth.
Fictions
S’il s’inscrit volontiers dans la grande tradition (américaine, française) de la photographie documentaire de paysage, Bertrand Stofleth revendique aussi une dimension narrative et plastique.
«Je ne scénarise rien, mais je peux demander qu’un geste soit rejoué, que les personnes présentes rejouent ou prolongent l’action.»
Et dans ces actions banales, grâce à la manière dont Bertrand Stofleth les met en rapport avec ce qui les environne, émerge alors de l’incongru, de l’humour, du cocasse, des ébauches de fiction…
Ici, un ramasseur de pierre face à un glacier pourrait sembler sorti d’un tableau de Caspar David Friedrich s’il n’avait une valise à roulettes en main. Ailleurs, une ambulance curieusement garée sous un pont semble extraite d’une série TV.
Un saisonnier attendant son bus dans un lieu improbable évoque Cary Grant dans La Mort aux trousses de Hitchcok…
Les abords du Rhône sont comme des marges où se déroulent de drôles de saynètes, des réappropriations singulières et des usages du fleuve.
Les images de Bertrand Stofleth sont passionnantes par leur capacité à réunir de manière fine et discrète plusieurs approches qui toutes ensemble constituent un « regard » : l’objectivité documentée, la force plastique de la composition, les références conscientes ou inconscientes à l’histoire de l’art (de Poussin à Kitano, de Friedrich aux westerns), l’action infime et parfois dérisoire qui fait basculer l’image dans la drôlerie ou l’étrangeté, soit dans cette capacité de l’homme à faire événement malgré ce qui l’écrase et le détermine.
Bertrand Stofleth
Au Bleu du Ciel jusqu’au 16 janvier
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