Elle est sociologue, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (Centre Urbanisation Culture). Elle est intervenue au cours de plusieurs conférences à Lyon, programmées dans le cadre du festival Mode d’emploi.
Le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, Jacques Frémont a récemment déclaré qu’une proportion croissante de Québécois « haïssent la religion religieusement ». Bref, que l’intolérance face à la religion, en fait d’abord et avant tout celle des autres, augmente de façon inquiétante.
Or si l’on regarde nos villes, la religion est omniprésente, elle a pignon sur rue partout, particulièrement à Montréal baptisée jadis par Mark Twain, « ville aux 100 clochers ». Mais évidemment, cette religion, c’était celle de la majorité canadienne-française, même si la ville connaît depuis longtemps un certain pluralisme religieux.
Aujourd’hui, nous avons un sérieux problème d’équité. Car les nouveaux lieux de culte, ceux qui se construisent ou s’agrandissent, sont ceux des religions associées aux immigrants : temples hindous, sikhs ou bouddhistes, mosquées, églises évangéliques, etc. Or ils se butent à de nombreux obstacles, et ont depuis quelques années de la difficulté à faire leur place dans la métropole.
« Un travail de cohabitation urbaine »
On dit que leurs lieux de culte se sont multipliés ces dernières années, ce qui est vrai, mais cette « prolifération » doit être bien comprise. Les immigrants ne se distinguent pas par une religiosité supérieure à celle des natifs ; les statistiques issues du recensement sont claires à ce sujet.
Il faut plutôt regarder du côté du portrait de l’immigration que nous recrutons, et examiner tout particulièrement la grande variété de pays (et de langues) dont elle provient en nombres croissants.
Pourtant la présence de ces lieux de culte dans l’espace urbain est nécessaire. Et pas seulement pour respecter le droit de croire, la liberté de culte, mais aussi pour que puisse s’opérer un travail de cohabitation urbaine, ce qui est une manière de parler de tolérance mais sans vraiment toucher aux valeurs engagées de part et d’autre.
Dans cette dynamique de cohabitation, il y a certes la question du voisinage; comment les voisins religieux et non religieux négocient le partage de l’espace, lorsque par exemple s’installe un lieu de culte sur une rue résidentielle.
Mais il faut aussi insister sur les dynamiques propres à l’espace public, entendu au sens de l’espace urbain concret accessible à tous qui comprend des rues, parcs, places, etc. (et non au sens de sphère publique du débat public).
Ces lieux de culte s’inscrivent dans une trame urbaine, font partie du décor de la rue.
« Une certaine indifférence aux différences »
On entend beaucoup parler de « la nécessité de reléguer la religion dans la sphère privée », ou de « la neutralité de l’espace public comme panacée d’une bonne cohabitation ».
Je crois au contraire qu’il faut prendre la notion d’espace public dans son sens urbain pour profiter de ses vertus en quelque sorte, qui sont de permettre une pluralité de significations parce que les interactions entre inconnus se déroulent sur le registre de la sociabilité publique. Elle repose sur une certaine indifférence aux différences, et où le marqueur religieux peut être un marqueur social mineur, un parmi d’autres.
Alors que dans les débats publics, dans la sphère publique donc, il serait plutôt saillant, exacerbé.
Certes l’espace public a parfois pour effet de stigmatiser, via le place making.
Il peut aussi être le support d’une surenchère ethnique ou d’une « exoticisation » des différences ethnoculturelles.
Il peut enfin être accaparé par un groupe au détriment des autres usagers de l’espace public.
« Des enjeux non religieux »
À l’inverse, il peut rendre les différences ordinaires, banales. C’est ce que montrent nos enquêtes : un signe religieux qui suscite des réponses xénophobes dans les sondages d’opinion, peut être banalisé quand il est resitué dans le cadre d’interactions quotidiennes, par exemple sur une rue commerçante.
Par ailleurs, les lieux de culte comprennent souvent en plus des espaces proprement cultuels, consacrés à la prière, des espaces plus communautaires, parfois ouverts à tous (une cafeteria, un local de loisir pour les aînés ou pour les jeunes, etc.), qui correspondent à des équipements publics, qui peuvent être l’occasion de bâtir des ponts avec le reste du quartier.
La notion de tolérance est ici prise dans un sens très réduit qui n’interpelle pas le contenu proprement religieux. Pour paraphraser Bart Van Leeuwen, en ville, il suffit de respecter l’attachement des personnes à des valeurs, sans pour autant adhérer soi-même à ces valeurs ou les reconnaître.
Par ailleurs, nos enquêtes ont aussi montré que dans les cas de controverses entourant l’aménagement de lieux de culte, les compromis de coexistence auxquels aboutissent souvent les acteurs sociaux impliqués (riverains, responsables religieux, administrateurs municipaux, etc.) se construisent généralement sur des enjeux non religieux concernant des dimensions concrètes engagées dans le partage de l’espace.
C’est donc souvent sur le terrain de la vie urbaine en public que s’apprivoisent les différences, parfois en contradiction avec les débats sociopolitiques relayés par les médias.
Annick Germain est l’auteure de « Travailler et cohabiter. L’immigration au-delà de l’intégration », co-dirigé avec S. Arcand (Presses de l’Université Laval, 2015).
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