Tête pensante d’un théâtre « tourné vers l’avenir », il se saisit sans mal des nouvelles technologies en même temps qu’il pousse ses pairs à mener des travaux communs. Une méthode qui l’impose ainsi, doucement mais sûrement, dans le paysage de la scène régionale et nationale.
Compte tenu de son actualité : première saison d’un mandat de quatre ans au TNG, nouvelle création Hikikomori en janvier et lancement de la troisième édition du Festival Micro Mondes (dédié aux enfants) ce mardi 24 novembre, un petit entretien s’imposait.
Rue89Lyon : Tout d’abord, au tiers de cette nouvelle saison, qu’en est-il de la mutualisation des deux structures TNG/Ateliers, les points forts et les points faibles de ce dispositif ?
Joris Mathieu : Les Ateliers n’avaient plus les moyens financiers de fonctionner, il fallait donc trouver une solution et la mutualisation en était une. Il fallait repenser un lieu qui sans cela aurait sans doute disparu. on est parti d’une communauté d’intérêt pour le texte, élément très présent dans l’identité des deux lieux. Le point fort, c’est cela surtout, il n’y a pas eu d’économie d’échelle si ce n’est sur la communication -on sait que la communication d’un théâtre coûte cher, il y a plutôt eu optimisation des lieux qui se complètent l’un l’autre.
L’écueil des mutualisations pourrait être que la multiplicité des regards se perd. Moins de directeurs-artistes sur une région, c’est moins de regards artistiques mais dans notre cas, on est un trio à la direction du TNG/Ateliers : Céline Leroux, co-directrice, Nicolas Rosette, directeur du développement et moi-même. Le regard est donc pluriel.
Pour moi, la décentralisation reste toujours d’actualité. Le lieu physique du théâtre qui serait ouvert en journée, qui accueillerait des chantiers, est une question au centre de ma réflexion. Le théâtre pourrait devenir un « tiers lieu » comme cela se pratique déjà en médiathèque avec une fréquentation individuelle mais aussi des temps partagés par une communauté. L’équivalent au théâtre est le temps de la représentation en soirée qui reste une expérience individuelle et des temps en journée à vivre ensemble.
On peut penser que les doubles casquettes (la vôtre comme celle de Guy Walter à la Villa Gillet et aux Subsistances) sont un moyen pour la mairie de Lyon de faire des économies.
Il n’y a pas eu, pour la ville, d’économie réalisée car le niveau de subventions des deux structures a été maintenue et je n’ai pas une double casquette, puisque la structure juridique des 2 lieux est commune. La fusion des deux lieux était nécessaire tant pour les Ateliers (qui aurait disparu) que pour le TNG qui a un budget de 1,5 millions d’euros contre 2,5 millions pour les CDN (Centres Dramatiques Nationaux) habituellement.
« La culture n’est toujours pas au centre de la Cité »
Vous avez signé le courrier transmis à Georges Képénékian dans lequel les acteurs culturels du spectacle vivant s’inquiétaient du manque de visibilité de la politique culturelle menée par la Ville. Alors même que vous n’avez pas subi de baisse de subventions. Avez-vous eu des réponses de la part de la Ville ? Qu’en est-il de vos inquiétudes ?
Un premier rendez-vous avec l’adjoint à la culture Georges Képénékian a eu lieu il y a 3 semaines. J’ai exprimé mon point de vue : plus que jamais il faut travailler ensemble pour définir une nouvelle politique culturelle dans la ville de Lyon, et ce dans un nouveau contexte politique.
Les acteurs culturels sur le territoire sont de grande valeur, on doit pouvoir faire des choses ensemble. C’est l’observation à grand échelle qui me faire dire cela : la culture malgré la bonne volonté politique n’est toujours pas au centre de la cité. Il faut plus de moyens financiers mais aussi plus de moyens de concertation, il s’agit d’orchestrer un vrai projet d’ensemble. Au niveau national et face à la crise financière que connait la culture, il faudrait mettre un terme aux logiques de production effrénée. En tout cas, il nous faut, nous les acteurs culturels, nourrir les élus de nos convictions.
Pensez-vous que c’est la culture subventionnée qui est remise en cause ? La mutualisation des moyens sur plusieurs lieux deviendra-t-elle la seule alternative ?
Non, la mutualisation n’est pas la seule alternative, le financement croisé (argent public/argent privé) n’est pas la panacée non plus. Cela peut fonctionner sur des événements type Nuits Sonores car c’est un événement ponctuel et avec un public massif, mais pas pour le TNG. On ne peut pas imaginer que le théâtre public puisse vivre en ayant les pouvoirs publics qui se retirent.
Quels autres modèles possibles alors ?
Il faudra en passer par de la réduction budgétaire avec des volumes de programmation moindres mais des accueils plus longs. Nous allons évoluer vers ce modèle.
Vous aviez évoqué dans une interview publiée dans le Petit Bulletin l’idée d’être en dialogue avec Les Subsistances pour imaginer ensemble « un pôle de création pour les artistes ». Où cela en est-il ?
L’idée est d’imaginer un pôle pour les artistes numériques, il s’agit de les accompagner. Ce serait de la concertation entre deux structures qui peuvent être complémentaires pas de la mutualisation. Mais la Maison de la Danse pourrait aussi être un acteur du numérique dans le champ artistique.
« Il y a beaucoup de réactions émotionnelles et ce dont on a besoin, c’est d’éclairages »
Un des trois axes de votre projet évoquait la nécessité de mettre en place un dialogue entre les générations sur les sujets de société, par le biais de l’art. Comptez-vous vous saisir des événements malheureusement survenus à Paris d’une façon ou d’une autre au cours de cette saison ? Est-ce que le théâtre a un rôle à jouer ?
Dans l’immédiateté, ma position là-dessus serait de le faire avec prudence et avec un peu de distance. On a beaucoup trop de réactions à chaud, de petites phrases. On est dans une société de messages de communication et finalement tout le monde s’en fout, de la petite phrase que l’on pourrait avoir, nous, par rapport à ça.
Finalement, ce sont des réactions émotionnelles et ce dont on a besoin, c’est d’éclairages. Le projet du lieu, en soi, a l’ambition, sans être la réponse, d’oser poser les questions.
« Je me demande comment un enfant peut s’enfermer dans sa chambre pendant 5 ans sans que ses parents n’arrivent à franchir la porte ? »
Votre prochaine création parle justement du jeune garçon Nils, un Hikikomori* en difficulté avec les autres, qui trouve refuge dans sa chambre et ne veut plus en ressortir. Il y a la question du repli sur soi, le délitement, le refus de l’autre, de la société qui peuvent amener notamment les jeunes à des comportements extrêmes.
L’exemple de la création d’Hikikomori, et cela était intuitif pour moi, se formalise un peu plus clairement au fur et à mesure que les répétitions avancent. Je me rends compte que mon projet dans la rencontre avec la jeunesse et les familles est de produire du théâtre comme je l’ai toujours fait, c’est-à-dire en osant affronter les problèmes sous l’angle du ressenti, en essayant de ne pas avoir peur, a priori, de ce qu’un enfant pourrait recevoir ou pas.
C’est sans doute parce que les parents ont peur d’aborder certaines choses avec leur enfant, qu’ils n’entrent plus en communication avec lui. Cet enfant a peur de l’extérieur, les parents eux-mêmes ont peur de l’extérieur puisqu’ils ont peur que cela se sache. On peut poser la question de manière intime et individuelle : quel rôle joues-tu dans cette relation-là ? Est-ce que tu penses être conscient ou inconscient du schéma que tu fabriques et auquel tu participes ? Je pense que de cette manière-là, en posant cette question-là, le théâtre remplit sa fonction.
L’histoire du mal-être de ce jeune enfant est livrée aux spectateurs par le biais de 3 regards (le sien, celui de la mère, celui du père). Qu’est-ce que cela apporte ?>
J’espère que les trois points de vue apportent de la réflexion, en tout cas je ne voulais pas idéaliser cet enfermement. Se retrouver seul, construire un monde intime dans lequel on va pouvoir se plonger ne peut être considéré comme une échappatoire idéale.
Pour répondre plus largement à la question sur les derniers événements, oui, il y a nécessité à s’emparer de ce qui ce passe aujourd’hui. Je n’ai pas particulièrement prévu, pour l’instant en tout cas, d’en faire écho. On va voir comment les choses évoluent. Concernant la nécessité de se réunir pour penser, parler, échanger, sans entrer dans des logiques d’accompagnements psychologiques, mais plutôt dans la volonté de se projeter dans demain, je dirais qu’on va l’enclencher.
Pour l’instant, on crée des cadres informels c’est à dire qu’on teste des modes de rencontre avec différents groupes à différentes occasion. Le premier temps vraiment fort sur cette question sera l’événement « Nos Futurs » à la rentrée prochaine qui s’étendra sur deux mois novembre décembre. Je reviens d’une semaine en Roumanie à Cluj à l’occasion d’un festival de création contemporaine. Je vais retourner là-bas à deux moments de l’année pour créer avec 5 enfants une installation performance qui traduira leur vision du futur. Une autre équipe artistique travaillera de la même manière à Rio de Janeiro, à Helsinki en Finlande et sans doute au Portugal.
Le projet est de faire venir ces installations et si possible cinq enfants de chaque pays relais pendant 15 jours à Lyon pour organiser des rencontres mêlant adultes, jeunes de leur génération.
Le TNG accueille la 3ème édition du festival Micro Mondes qui, jusqu’à présent évoluait seul.
Cela n’avait pas de sens que le festival reste à part car c’est un projet qu’on a rêvé ensemble, Céline Leroux et moi depuis les origines. On s’est rencontrés au Théâtre de Vénissieux où j’étais artiste associé et dans nos échanges, il nous est apparu évident qu’il y avait des formes d’art qui nous touchaient l’un comme l’autre, qui étaient sous-représentées à Lyon.
Céline a porté le festival à bout de bras car ce n’était pas une mince affaire de lancer un nouveau projet dans cette ville, surtout sur des choses qui sont utopiques, créer un festival de formes pour des jauges très réduites, ce qui est économiquement assez peu rentable. Par ailleurs, j’étais artiste associé du festival depuis le début.
« Les nouvelles technologies restimulent les sens de plein de manières »
Rappelez-nous le positionnement du festival, en quoi est-il différent, singulier ?
Le principe de « Micro Mondes » est de convoquer l’immersion du spectateur au sens stricte, c’est à dire non pas être face à un monde mais à l’intérieur d’un monde. Notre corps physiquement se retrouve à l’intérieur de l’espace du spectacle, si possible pas dans une configuration assise mais plutôt dans une configuration où l’ensemble de nos sens travaille et où le corps est mis en relation de manière différente avec l’oeuvre.
Je pense que le rapport que l’on entretient avec les nouvelles technologies aujourd’hui, le goût que l’on a pour elles, c’est dû avant tout à l’expérience augmentée.
Elles restimulent les sens de plein de manières différentes. Je pense que le spectacle vivant est tout aussi qualifié pour créer de la stimulation sensorielle, on crée une sorte de déplacement chez le spectateur, mental, physique, sensoriel. On a envie que « Micro Mondes » soit ce moment dans la saison où on lit les œuvres par tous les pores de la peau. Du coup, on est aussi dans une accessibilité des œuvres très grande, même face à des artistes très exigeants.
Le festival continue à proposer des pièces en périphérie de la ville : héritage du dispositif passé ? Est-ce une forme de réponse au maire du 9ème (Hubert Julien-Laferrière) qui lors de la présentation de saison à la presse a dit que « le TNG n’était pas assez connu en dehors de l’arrondissement » ?
C’est notre mission de Centre Dramatique National de rayonner sur un territoire plus large, on n’est pas un théâtre de ville. On doit pouvoir être prescripteur au niveau régional, et si possible, au niveau national, défendre une singularité de création et être un pôle ressource pour tout un pan de la création.
Cela fait partie de notre culture, de notre génération. Je pense que ce secteur, idéologiquement construit pour le bien public, pour le service public, avec la complémentarité des regards et des outils, s’est petit à petit, transformé en un secteur à la limite du secteur commercial et concurrentiel. Il est urgentissime de travailler ensemble pour replacer, au centre de notre réflexion, cette question du service public. Il y a plein de modèles qui existent, la Biennale de Lyon en est un très bon exemple, le festival Sens Interdits encore plus puisque dans l’ADN du festival il y a la question du théâtre politique. Je crois que lorsque l’on va travailler avec Micro Mondes à Oullins, c’est d’abord parce qu’on pense qu’avec cette spécificité liée aux formes immersives, il faut savoir « faire venir vers nous » mais aussi savoir « aller vers ».
Quelques mots sur le dispositif L.I.R* (Livre In Room), une installation numérique que vous avez créée, visible au TNG et qui fait partie des propositions de Micro Mondes.
L’idée de cette cabine L.I.R est partie d’une image qui est celle de la bibliothèque idéale de Borges. On l’a traduit de manière formelle par un puits sans fond de livres devant lequel on s’installe. On a imaginé qu’il serait possible grâce aux nouvelles technologies de réaliser cette bibliothèque idéale.
Ce qui me fascine dans la bibliothèque de Borges, ce n’est pas la possibilité de créer la bibliothèque universelle, totale et complète mais plutôt ce fantasme de se dire que la main de l’homme, chaque fois qu’elle se saisit d’un livre, fait revivre la littérature.
Le TNG est une entreprise littéraire. On a éditorialisé le contenu et donc demandé dans un premier temps à quatre auteurs que l’on connait bien (Lancelot Hamelin, François Beaume, Lorris Murail etAntoine Volodine, prix Médicis de l’année passée) de choisir chacun 20 livres leur ayant laissé un souvenir fort. Ce sont des extraits de 5 à 8 mn de textes de la littérature mondiale que l’on a enregistrés avec ma compagnie, la Cie Haut et Court. On a eu le soutien de l’Institut Français et cette installation/cabine va aller en Roumanie, en Serbie, en Allemagne, en République Tchèque, le fond sera enrichi de la propre littérature de ces pays en langues maternelles et traduites.
Notes de la rédaction :
* (hiki vient de hiku « reculer » et komori dérive de komoru qui signifie « entrer à l’intérieur », on traduit cette expression japonaise en français par «enfants /adolescents en retrait social, repliés sur eux-mêmes ».
* L’objet livre est au centre de ce dispositif numérique qui se présente sous la forme d’une cabine dans laquelle on s’installe, seul, sur un siège, entouré d’étagères garnies de livres. Il suffit de scanner le code-barre de l’un d’eux pour déclencher une séquence visuelle et sonore, permettant une véritable immersion littéraire de 5 à 8 minutes. Cette « bibliothèque idéale » offre à chaque visiteur une expérience de lecture augmentée.
Tout le programme du TNG/Ateliers et du Festival Micro Mondes
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