Ce lundi, la soirée d’ouverture du festival Mode d’emploi a été maintenue, tandis que de nombreux événements culturels ont été annulés, des salles de spectacle et des musées fermés.
Un maintien négocié avec la municipalité, puis obtenu du fait du thème du débat (choisi et programmé il y a de nombreuses semaines déjà) et du fait des personnes invitées à le développer.
“Suis-je le gardien de mon frère ?” se sont demandés Souleymane Bachir Diagne, spécialiste de la pensée islamique et du soufisme, Jean-Marie Gueullette, prêtre dominicain, Delphine Horvilleur qui est l’une des trois femmes rabbins exerçant en France, Frédéric Worms, prof de philo à l’ENS et membre du Comité Consultatif National d’Éthique.
La réunion des ces voix pensantes a résonné, évidemment, avec les événements survenus quelques jours plus tôt en France. Chacun les a évoqués dans des propos liminaires. Nul besoin d’en faire trop.
L’exégèse de l’épisode biblique d’Abel et Caïn (duquel provient donc la question « Suis-je le gardien de mon frère ? »), l’analyse de cette violence originelle, le récit de l’inscription des hommes dans un environnement social et dans un univers naturel, celui de l’espoir mis dans les générations futures, ont permis d’élever le débat tout en le rendant terriblement dense et actuel.
« Ici c’est clos, terriblement clos »
Mais passons déjà à la fin de cette soirée (on entendra ci-après le débat philosophique, dans un son que vous pouvez activer, à la fin de l’article). Il est bientôt 22 heures. Une femme prend la parole alors que des questions ont déjà émané du public en direction des intervenants. La fin de la partie, largement prolongée, a été sifflée. Sans micro, elle entend malgré tout pouvoir s’exprimer. Elle bafouille un peu, elle est visiblement exténuée et bouleversée.
Elle déclare avoir été touchée personnellement par les attentats de Paris de ce vendredi 13 novembre. Elle raconte être venue de loin, avoir fait des kilomètres en voiture spécialement pour être présente ce lundi soir. Elle prétend avoir eu un accident grave sur la route.
Elle dit ne plus arriver à mettre un pied devant l’autre. Elle voudrait ne pas passer pour une désaxée mais c’est difficile tant sa prise de parole est incongrue. Tout le monde, dans les fauteuils rouges du théâtre des Célestins, est gêné mais se tient bien, prêtant l’oreille à ce qui a démarré comme le témoignage d’une souffrance intime.
La jeune femme livre finalement son ressenti vis-à-vis des propos tenus par les philosophes invités ; elle les juge « essentiels ». Et arrive à ce qui lui importait :
« On est tous là, on vous a écoutés. Mais ici c’est clos, terriblement clos. »
Vacillante, dangereusement penchée sur le balcon de cette salle à l’italienne duquel elle menace presque de se jeter, elle poursuit, calmement :
« Ce que vous dîtes est très important, mais qui l’entend ? Qui vous entend, dehors ? Peut-être qu’il faut réinvestir les places publiques dans les villes. Je ne sais pas comment cela peut être possible. Casser les murs du théâtre ».
Elle a mis un point final au débat avec une question essentielle, celle de la diffusion de son propos.
« La voix du dehors »
150 lycéens devaient être présents. Le rectorat a annulé cette sortie scolaire en raison des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, pour des raisons de sécurité. Les 150 places ainsi lâchées ne sont pas restées vacantes. Depuis ce samedi 14 novembre, beaucoup de personnes ont appelé à la Villa Gillet (organisatrice du festival), pour pouvoir assister à cette table ronde, gratuite. Comme un besoin de rencontrer ces gens-là et de trouver quelques réponses.
Le lieu était clos et plein. 600 personnes ont donc écouté les interventions de très grande qualité, de Delphine Horvilleur, rabbin femme exerçant en France, proposant des points de vue progressistes, des lectures aussi étonnantes que séduisantes des paraboles religieuses.
Ou encore de Souleymane Bachir Diagne, largement applaudi par une salle subjuguée, pour sa capacité à redonner aux textes religieux une dimension cosmique, poétique, à plusieurs reprises écologique.
Nous vous proposons de les entendre (à partir de la 19è minute, après les introductions institutionnelles), de prendre ce temps-là.
A la fin de la soirée, dans le hall d’entrée du théâtre, Jean-Philippe Pierron, enseignant en philo qui a joué le rôle de médiateur du débat, a cherché la femme vacillante, “la voix du dehors », comme il l’a appelée lui-même. Elle avait enfilé une veste en daim marron avant de quitter la salle. Personne ne l’a retrouvée.
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