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Prendre les Sens Interdits et ruer dans les brancards du théâtre, en cinq leçons

D’ici le 28 octobre, le festival Sens Interdits entend bien secouer le confort moderne du théâtre français. Loin du conformisme moral et esthétique d’ici, la 4ème édition dissémine quinze pièces engagées, dérangeantes, parfois brutales, dans toute la métropole lyonnaise.

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Prendre les Sens Interdits et ruer dans les brancards du théâtre, en cinq leçons

Patrick Penot, son fondateur, en décortique quelques pépites, venues du Chili, de Russie, de Belgique ou d’Ukraine.

Les frontières, connaît pas. Dans le giron du théâtre lyonnais, Patrick Penot est un accélérateur de particules, autant qu’un voyageur forcené. Capable d’aller loin (les festivals de Nitra – Slovaquie – et de Minsk), très loin (Santiago du Chili ou Komsomolsk-sur-Amour), encore plus loin ( à Strasbourg ou Karlsruhe…) pour dénicher la perle rare, la pièce coup de poing qui réveille les consciences.

En retraite des Célestins, dont il fut le co-directeur pendant onze ans avec Claudia Stavisky, le grand ordonnateur du festival Sens Interdits continue de courir le monde. Et ramène, ce coup-ci, quinze spectacles nés dans quatorze pays différents. Des spectacles pas faits pour nous, notre « nombrilisme » qu’il réprouve.

Le festival Sens Interdits, créé en 2009 pour désenclaver les Célestins, un théâtre perçu alors encore comme « bourgeois » et « municipal », importe à nouveau des formes brutes, loin de nos critères et habitudes esthétiques, en prise directe avec le monde, ailleurs, tel qu’il va (mal). Mais, comme il le dit lui-même :

« Avec du sens, sans idéologie. »

Pour nous, parmi les quinze, Patrick Penot en a choisi cinq. Cinq spectacles forts, cinq histoires à raconter.

1. Le Songe de Sonia

Tatiana Frolova est sans conteste le symbole vivant de ce festival. Sa signature. Trois participations en quatre éditions, ça pose une metteure en scène. Pour Patrick Penot, c’est une marque de « fidélité ». Avant une maîtresse-femme de théâtre, il a rencontré, lui, l’ancien ambassadeur culturel de la France en Europe de l’est, une résistante de l’intérieur. Une légende :

« En 1985, elle fonde le premier théâtre privé de l’URSS, à Komsomolsk, sa ville natale, née de rien dans les années 30, construite par les Zeks, les prisonniers du goulag. A l’époque, elle transforme un appartement de 26 m² en théâtre de 23 places. Qui existe toujours. Ce qui m’intéresse aujourd’hui chez elle, c’est le regard d’une femme citoyenne isolée dans le régime de Poutine. »

Depuis trente ans, elle ne cesse d’y monter, contre vents et marées, des œuvres contemporaines avec trois bouts de ficelle. Localement, le Théâtre KnAM a fini par convaincre :

« Elle et sa compagnie travaillent là-bas alors qu’ils ne sont pas payés, que la municipalité coupe parfois le chauffage – en hiver, la moyenne c’est – 30°C. Un jour de découragement, ils décident de déménager, d’exercer dans un endroit plus doux. Les gens ont défilé, ils refusaient d’être laissés sans théâtre, et les ont payés en fleurs, en œufs… »

Après Une guerre personnelle et Je suis, Tatiana Frolova revient avec l’adaptation toute personnelle d’une des dernières nouvelles de Dostoïevski, Le Songe d’un homme ridicule. Elle y aborde le suicide avec peut-être moins de sécheresse qu’à l’accoutumée. Croisant des entretiens vidéo, des statistiques, des travaux de recherche avec la matière plus vaporeuse d’un rêve. Celui d’un homme happé par le souvenir d’une gamine qu’il n’a pu sauver. Patrick Penot est confiant :

« Ça m’étonnerait qu’elle n’évoque pas les gens poussés, ici ou là, au suicide par des décisions politiques inhumaines. »

Au théâtre des Célestins, jusqu’au 23 octobre, puis du 3 au 7 novembre.

2. Displaced Women

Au festival de Minsk, Patrick Penot découvre un spectacle complexe, d’autant plus difficile à expliquer qu’il est joué en trois langues, allemand, polonais et russe, et que lui ne parle pas la dernière. La mise en scène de Monika Dobrowlańska le frappe tout de même par son détournement des sources historiques :

« Elle défend le regard des femmes sur la guerre. On y suit toujours la même problématique : les mémoires individuelles ne coïncident pas avec la mémoire officielle. »

Displaced Women repose sur ses trois comédiennes, Svetlana Anikej, Monika Dawidziuk et Anna Poetter. Successivement victimes des hommes, bourreaux, vainqueurs et vaincues dans la Seconde guerre mondiale. Elles traversent trois livres, La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch, le document anonyme Une femme à Berlin, déjà empoigné par la comédienne Isabelle Carré en 2010, et un recueil de témoignages de travailleurs forcés, édité, d’après Patrick Penot, « par un front de réconciliation germano-polonais, créé bien avant la chute du Mur ».

S’il est une chose qui l’a conquis, c’est bien l’urgence, la fougue avec laquelle elles ont monté ce projet :

« Toute cette équipe-là avait besoin de le faire. A Minsk, ils sont dans un pays qui se croit encore en URSS, alors qu’il n’y a plus d’URSS. »

Au théâtre de la Renaissance, à Oullins, les 24 et 25 octobre.

3. Dehors

Le festival Premières, à cheval sur l’Alsace et l’Allemagne, donne beaucoup d’idées à notre arpenteur du théâtre documentaire. De l’avant-dernière édition à Strasbourg, en 2014, Patrick Penot est revenu avec deux spectacles, What the hell is happiness de la compagnie italienne Codice Ivan, en voie de dispersion, et, surtout, Dehors, initié par De Facto asbl, un collectif d’acteurs issu du conservatoire royal de Liège (école admirable pour avoir aussi engendré le Raoul Collectif).

En fait, ces élèves apparemment doués d’audace ont fait comme maître Penot :

« A la sortie de l’école de Liège, ils sont partis découvrir le monde avant de le mettre sur le plateau. Ils changent les codes, les règles de la représentation. »

Dirigés par Antoine Laubin, ils mènent un jeu de rôles, à chaque fois différent. Le jeune metteur en scène et son auteur, Thomas Depryck, sont partis de l’analyse tranchante de l’ethnologue et écrivain nietzschéen Patrick Declerck sur les SDF. Leur acte de théâtre-performance ne cherche pas tant à remettre les clochards au centre du jeu, qu’à montrer crûment notre malaise face à eux. Leur parti-pris est malin :

« Le public rentre, non pas dans la salle, mais sur scène. Quand il arrive, il entend une voix agressive, celle d’un mec un peu aviné, puis celle d’une femme, sans pouvoir les situer. D’un seul coup, le rideau se lève, l’animateur du jeu apparaît, va tirer des boules au hasard et distribuer ainsi les rôles, le ministre des affaires sociales ou le facho du coin… Cette méthode radiographie ce que chacun nous faisons. »

 

Au Toboggan, à Décines, les 24 et 25 octobre

 

4. Acceso

 

Patrick Penot a une prédilection pour le Chili. En quatre voyages, il a découvert là-bas une scène dramatique originale en Amérique du Sud, pour travailler, encore et encore, les blessures de la dictature militaire.

Comme il n’a pu faire revenir Paula Gonzalez Seguel, fière représentante de la minorité indienne Mapuche, découverte en 2011, il a privilégié deux monologues, Yo maté a Pinochet, porté par Cristian Florès au théâtre de l’Elysée, et donc Acceso, qui l’a impressionné :

« Quand je l’ai vu la première fois, dans le quartier pauvre de Victoria à Santiago, je suis ressorti estomaqué, sonné par la violence de la langue, soufflé par la performance d’un acteur invraisemblable. Pendant une heure montent en lui des vérités plus affreuses les unes que les autres. »

Roberto Farias campe Sandokan, ce vendeur ambulant qui fait du rodéo entre les bus de Santiago. Dans un moment d’exaltation, qui va crescendo, il raconte sa vie d’exclu jusqu’à remonter à son enfance violée dans des centres de rétention, abusée par le pouvoir.

Patrick Penot veut absolument programmer ce texte, il est le premier à le faire en Europe, « sans savoir au départ qu’il est écrit par Pablo Larrain ». Autrement dit, le cinéaste star au pays, réalisateur de Tony Manero, et de No avec Gael Garcia Bernal.

Au théâtre des Célestins, du 25 au 27 octobre

5. Dreamspell

Il faut toujours rester jusqu’à la fin d’un festival. Même quand tous les autres sont partis. Patrick Penot est allé à Vilnius pour y voir La Mouette mise en scène par Oskaras Korsunovas. Il pousse le vice jusqu’à rester au tout dernier spectacle du festival Sirenos. La suite parle d’elle-même :

« Avec quelques étudiants et la directrice du Teatro di Roma, je suis seul à voir le spectacle de Kamilé Gudmonaité, et j’ai un coup de cœur. Dès la première note, dans les déplacements, les éclairages, il y a quelque chose d’inventif, de maîtrisé, de gai. Je vais voir la jeune fille qui tient la régie et lui demande si je peux rencontrer le metteur en scène. Elle me dit que c’est elle : une élève de troisième année à l’Académie lituanienne de musique et de théâtre. »

Dès Dreamspell, Kamilé Gudmonaité installe un univers bien à elle. Reproduire la réalité ne l’intéresse pas, elle n’a pas peur de l’artifice. Ici, elle transpose Le Songe de Strindberg dans une salle de classe, où ses camarades comédiens flirtent sans cesse avec l’absurde, à mi-chemin entre sommeil et réveil. Pour Patrick Penot, c’est plus qu’une révélation, un nouveau départ :

« Il y a chez elle quelque chose de si important qu’elle me fait ouvrir une nouvelle page du festival, avec désormais un spectacle d’école ramené des pays que j’aurai visité. Il permettra aux élèves de l’Ensatt et de la Comédie de Saint-Etienne de confronter leurs regards, leurs façons de faire. »

A l’ENSATT, du 26 au 28 octobre

 

 


 

Festival Sens Interdits

Du 20 au 28 octobre dans la métropole lyonnaise

Tél. : 04 72 77 40 00.

sensinterdits.org


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