A Modane, en Savoie, le deuxième point de passage le plus important entre l’Italie et la France (après Vintimille), les migrants sont interpellés en nombre. Une pratique policière qui confine à l’absurde. Enquête.
> article initialement publié le 24 juillet dernier
Brahim (prénom d’emprunt) hésite longuement mais finit par monter dans le TGV Milan-Paris. Il est 18h50, c’est le dernier train de cette journée de juillet au départ de Bardonecchia, dernière gare des Alpes italiennes avant la France.
A sa suite, quatre agents de la Police aux frontières (PAF) montent dans le TGV. « Passeport, carte d’identité, titre de séjour ». Quelques instants après son démarrage, le train entre dans le tunnel ferroviaire franco-italien et les policiers commencent à contrôler les passagers.
Vingt minutes plus tard, de l’autre côté de la frontière montagneuse, lors de l’arrêt en gare de Modane, les quatre policiers descendent du train avec deux personnes. Dont Brahim, interpellé.
Ce Marocain de trente ans est conduit dans les imposants bureaux de la PAF, à cinq mètres du hall de la gare.
Après vérification, Brahim n’a pas de titre de séjour en règle pour entrer en France. Il est toutefois relâché avec une « attestation ».
Sur cette feuille blanche est dactylographiée la formule suivante :
« étant en infraction à la législation sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, il a fait l’objet de la procédure judiciaire n°2015/XXX. En l’absence de décision judiciaire immédiate et de mesure administrative prise à son encontre, il a été enjoint à quitter le territoire national dans les plus brefs délais ».
Mais ce natif de Casablanca décide de continuer son voyage vers Paris.
« J’ai vécu trois ans à Naples. Mais il n’y a plus de travail là-bas. Je veux retrouver ma famille ».
Il est 22h30. Il n’y a plus de train et la gare ferme dans trente minutes. Brahim devra dormir dehors avant de reprendre le premier train pour Chambéry, puis Paris, vers 6h du matin.
Contrôles systématiques
Des histoires comme celle de Brahim se déroulent tous les jours à la frontière franco-italienne de Bardonecchia/Modane.
Agents de la SNCF, de la police, élus locaux ou responsables associatifs de Modane et Bardonecchia, tous observent que les contrôles sur les TGV internationaux sont systématiques. Et dans les deux sens. Ce qui veut dire, par jour, trois Paris-Milan et trois Milan/Paris.
Une chorégraphie quotidienne en contradiction avec les accords de Schengen, à savoir la suppression des contrôles frontaliers entre pays signataires.
Même si le principal moyen pour franchir la frontière reste le train, quelques uns se risqueraient, l’été, à emprunter les longs sentiers de randonnées pour franchir des cols de montagne qui culminent à 2 500 mètres d’altitude.
D’autres encore emprunteraient les routes alpines du Col de l’Echelle, du Mont-Cenis ou du Montgenèvre (dans les Hautes-Alpes). Nous n’avons pas pu le vérifier.
Une chose est certaine. Les contrôles routiers de la PAF ont été renforcés à la sortie du tunnel du Fréjus et à la barrière de péage de l’autoroute, à Saint-Michel-de-Maurienne.
Au sommet du col du Montgenèvre, la PAF s’est tout simplement installée dans l’ancien poste de douane. Et les agents contrôlent systématiquement les navettes qui font la liaison entre Oulx (en Italie) et Briançon.
Les étrangers qui quittent la France également interpellés
Au total, environ 5 000 interpellations seraient réalisées par la PAF de Modane chaque année. On parlait de 2 500 interpellations il y a quatre ans, au moment du Printemps arabe.
Depuis la « fermeture » de la frontière de Vintimille/Menton en juin, il n’y aurait pas plus de tentatives de passage par Bardonecchia/Modane.
Ces interpellations concernent les étrangers interpellés sur les routes ou dans les trains, dans le sens Italie-France mais également France-Italie.
Didier (prénom d’emprunt), un ivoirien d’une vingtaine d’années, a pris le TGV Paris-Milan le 22 juillet. A Saint-Jean-de-Maurienne, quatre agents de la PAF sont montés et ont commencé à contrôler le train.
Didier et un Guinéen ont été interpellés. Ils n’avaient aucun titre de séjour en règle. Quelques heures plus tard, ils ont également été libérés avec une « attestation », exactement la même que celle remise à Brahim, les enjoignant à quitter le territoire.
En sortant du bureau de la PAF, Didier a fait remarquer qu’il devait reprendre un train. Un policier lui a répondu qu’avec cette « attestation » il pouvait voyager puisqu’il quitte le territoire français. Mais Didier a dû acheter un nouveau billet de train. Il a pu prendre le train de 18h55 pour Milan.
Avant tout, interpeller des « clandos »
Ce qui se déroule à Modane confine à l’absurde.
Après l’interpellation, deux possibilités légales s’offrent à la police quand il s’avère que l’étranger est en situation irrégulière :
- soit son placement au Centre de rétention administrative (CRA) de l’aéroport Saint-Exupéry ou d’ailleurs en vue d’une expulsion du territoire,
- soit son refoulement vers l’Italie qui passe par une remise de la personnes aux autorités italiennes dans le cadre d’une réadmission Schengen.
Mais, ici, à Modane, la machine administrative ne suit pas le rythme des interpellations.
- Peu d’étrangers interpellés sont placés au CRA. Selon l’association Forum réfugiés, 70 personnes (sur environ 5 000) sont enfermées à Saint-Exupéry en provenance de Modane. Ce qui signifie que la préfecture de Savoie (dont dépend la PAF de Modane) signe peu d’obligations de quitter le territoire (OQTF) et d’arrêtés de placement en rétention.
- Concernant les refoulements en Italie (réadmissions Schengen) : il faut un arrêté préfectoral et l’accord de la police italienne. Les policiers français considèrent que les Italiens ne mettent pas de bonne volonté et les policiers italiens rencontrés à Bardonecchia défendent le fait que les réadmissions ne doivent pas être automatiques. En attendant d’être réadmis par les autorités italiennes, ces personnes sont « retenues » au Local de rétention administratif (LRA) qui compte huit places, situé dans le bâtiment de la PAF. Une grande opacité règne sur ce lieu d’enfermement.
Selon une source policière, le nombre de personnes refoulées en un jour n’excéderait pas, au maximum des possibilités, les dix personnes. En juin, le Monde évoquait le chiffre de 25 à 30 personnes refoulées à Vintimille.
Pourquoi interpeller en nombre des étrangers s’ils ressortent quelques heures plus tard avec une simple « attestation » ?
Un policier qui connaît bien le fonctionnement de la PAF de Modane donne une réponse :
« La politique du chiffre continue à Modane. Une interpellation, c’est une buchette. Et la PAF de Modane est très bien classée, ce qui fait une prime au mérite de 600 euros en fin d’année ».
La police française intervient en Italie
De jour comme de nuit, des migrants sont ramenés en Italie et remis à la police italienne, au commissariat de Bardonecchia. Là-bas, on vérifie leur identité. Ils sont parfois embarqués jusqu’à Turin, à une heure de route, pour des investigations complémentaires.
De source policière française, les migrants seraient ensuite remis en liberté.
La police italienne ne procède pas aux mêmes contrôles que la PAF. Si elle monte dans le train côté italien, c’est uniquement à la demande d’un contrôleur quand une personne n’a ni billet de train, ni papier d’identité.
La PAF française contrôle uniquement les titres de séjour et commence parfois à le faire en Italie, sur les quais de la gare de Bardonecchia. Comme nous avons pu le constater en juin dernier (voir photo ci-dessous). La personne, en règle, a pu finalement prendre le TGV pour Paris.
Nous avons également demandé au ministère de l’Intérieur si une convention bilatérale existe entre la France et l’Italie pour effectuer ce type de contrôle. Le ministère n’a pas souhaité nous répondre.
Pas de campement à Bardonecchia
Malgré le refoulement des migrants vers l’Italie, aucun campement ne s’est formé à Bardonecchia ou autour, selon le maire de cette station de montagne huppée.
Comparativement à Vintimille, les conditions climatiques ne sont pas idéales. La petite ville touristique est nichée à 1 300 mètres au pied de hautes montagnes.
Des migrants ont toutefois déjà été accueillis, explique le maire Roberto Borgis :
« Jusqu’en novembre dernier, nous avons accueilli 18 Nigérians avec la Croix-Rouge dans un couvent. Puis la structure a fermé ».
De retour en Italie, nombreux sont ceux qui tenteraient une nouvelle fois leur chance, en repartant de Milan ou Turin. Un policier de Modane raconte que la PAF a déjà arrêté une personne à cinq reprises. D’autres changeraient de stratégie pour repartir vers Vintimille ou tenter de trouver une voiture pour passer un des trois cols à proximité de Bardonecchia.
D’autres essaient de prendre des cars de Turin ou Milan qui passent par le tunnel du Fréjus ou la navette qui part trois fois par jour de Bardonecchia. Ce mini-bus a la particularité de s’arrêter seulement à la gare routière de Modane, juste devant le bâtiment de la PAF.
Dormir dehors en Maurienne
Côté français, le personnel de la SNCF de Modane n’a qu’une hantise : la fermeture quotidienne du hall de la gare qui signifie mettre dehors les migrants qui ont été interpellés puis relâchés par la police.
Lors du Plan froid (du 1er novembre au 31 mars), la préfecture de Savoie mandate chaque année la Croix-Rouge pour ouvrir huit lits. Mais le centre d’hébergement se trouve à deux kilomètres de la gare. Et en hiver, quand on n’est pas équipé pour affronter la neige et les températures négatives, ça peut s’avérer très long.
Régulièrement la PAF conduit des migrants au centre mais parfois aucun équipage n’est disponible. Un agent SNCF reconnaît qu’il leur arrive de « laisser la salle d’attente de la gare ouverte » même s’ils n’ont pas le droit.
Selon plusieurs cheminots, on peut compter jusqu’à quinze personnes qui sont mises à la porte de la gare. En moyenne, on serait plutôt autour de deux à cinq personnes par soir.
Et le lendemain, à la première heure, elles prennent le premier train.
Depuis cinq ans, on parle d’ouvrir une salle pour accueillir ces personnes. Les travaux ont été réalisés depuis bientôt trois ans par la SNCF. La pièce d’environ 20m2 dispose d’un chauffage au plafond, d’un WC-lavabo et recouverte d’une peinture ignifugée. Il n’est pas prévu d’y installer des lits.
Mais l’ouverture de cette « salle des clandestins », selon le nom donné par la SNCF, reste bloquée.
La SNCF, la préfecture de Savoie et les communes se renvoient la balle sur la prise en charge du fonctionnement. Une convention pourrait toutefois aboutir prochainement.
Ce lieu serait ouvert et fermé par les agents de la PAF pour accueillir des personnes qui auront été interpellées et sorties du train quelques heures plus tôt par cette même PAF.
« La paroisse et la mosquée turque essaient de les aider »
Dans cette petite ville-rue, où la gare est centre, la présence de ces poignées de clandestins comme les nomment aussi les habitants aurait pu faire parler.
« On ne les voit pas dans la ville. Ils restent autour de la gare et repartent au matin dès qu’ils ont un train », insiste Jean-Claude Raffin, le maire (sans étiquette) de Modane :
« Notre seul problème, ce sont ces personnes qui peuvent passer une nuit dehors en plein hiver. Quelques habitants de Modane essayent de les aider. La paroisse comme la mosquée turque ».
Particulièrement en hiver, le Secours catholique apporte également régulièrement des vêtements à la PAF pour qu’ils soient donnés aux personnes interpellées.
François Chemin est le maire (PS) de Fourneaux, la commune qui jouxte Modane.
« Depuis huit ans que la gare est fermée le soir, on a vu une ville qui se ferme. Certains migrants sont entrés dans les cages d’escalier pour y trouver refuge. Les gens ont mis des digicodes. Non pas qu’ils aient peur mais parce qu’ils ne veulent pas nettoyer le lendemain ».
La présence de ces migrants, conséquence des contrôles de police, est le seul reste de la frontière.
La douane a disparu, reste la PAF qui compte une centaine d’agents.
Entre l’ouverture du tunnel ferroviaire en 1871 et celui du tunnel routier du Fréjus en 1980, Modane a vécu au rythme du train.
« Il y avait 300 cheminots français et autant de cheminots italiens. Rien ne se passait à Bardonecchia. Tout se passait à Modane », rappelle un agent de la SNCF.
Par un accord franco-italien de 1951, deux gares internationales avaient été désignées de part et d’autre de la frontière : Modane pour le nord des Alpes et Vintimille pour le sud, raconte le maire de Fourneaux, François Chemin :
« Tous les contrôles se faisaient à Modane. Ce qui peut expliquer qu’actuellement les Italiens se déchargent sur les Français pour les contrôles des personnes. Sans compter que les autorités italiennes ne mettent pas un zèle particulier pour faire en sorte que les migrants restent en Italie. »
Le musée de la ville retrace cette histoire d’une cité savoyarde qui s’est développée avec la frontière et le passage de ces migrants. Il rend aussi hommage aux « 100 bars » qui peuplaient la ville pour étancher la soif des ouvriers italiens, des militaires, des cheminots et autres fonctionnaires.
La responsable de ce « Museobar » parle d’une immigration devenue invisible :
« Jusque dans les années 1960, c’était visible. Les gens devaient s’arrêter pour les contrôles sanitaires et pour changer de monnaie. Bien souvent, ils devaient également changer de train. C’était le plein emploi et l’immigration était légale ».
La responsable du musée de Modane a tenu a nous sortir une photo du début du XXe siècle quand les Italiens immigraient en masse en France. Un dortoir gratuit était mis à disposition. Aujourd’hui, une petite salle d’attente peine à être financée.
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