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Ce que Boualem Sansal, auteur de « 2084 », nous dit de la France et de l’Algérie

Il marque cette rentrée littéraire avec son livre « 2084 ». L’auteur algérien Boualem Sansal fait sciemment référence au « 1984 » d’Orwell et à son paradigme catastrophiste. L’écrivain invente un régime religieux totalitaire, en un pays baptisé Abistan. Toute prophétie ou ressemblance avec la réalité ne seraient que fortuites.

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Boualem Sansal © C. Hélie / Gallimard

Michel Houellebecq s’est empressé de dire que ce livre était « bien pire » que son controversé « Soumission ». Et Boualem Sansal de répondre que chacun peut y voir ce qu’il souhaite, mais qu’il a de son côté travaillé de manière quasi « scientifique », froide -sans évoquer une religion en particulier noterons-nous par ailleurs.

Boualem Sansal sur France Inter ce mardi 8 septembre :

Cette sortie remarquée est l’occasion de republier la tribune que l’écrivain avait rédigée pour Rue89Lyon, à la veille de son passage à la Villet Gillet en janvier dernier.

 

Boualem Sansal © C. Hélie / Gallimard

Il a été haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie algérien, avant d’être remercié en raison de ses vives critiques contre le pouvoir en place. Malgré les menaces, il a choisi de rester en Algérie. Boualem Sansal est l’auteur de Gouverner au nom d’Allah (2013 chez Gallimard) et a notamment reçu le grand prix de la Francophonie. Un statut singulier d’écrivain francophone, en Algérie, qu’il évoque dans cette tribune rédigée pour Rue89Lyon.

Boualem Sansal nous parle aussi du regard des Algériens sur ces attentats qui ont ébranlé la France début janvier, d’après ce qu’il en perçoit, ou encore la question de l’intégration de ces « enfants de l’immigration ».

Voici son texte, « Quelques considérations sur les temps actuels entre France et Algérie » :

La Mecque, le Vatican, Ibiza et Wall Street

Pour gênant qu’il soit, le constat doit être fait : le monde arabe se débat dans d’inextricables contradictions dont il ne peut ni ne veut vraiment sortir, tant elles font partie de son être : les uns rêvent de reconstituer le monde merveilleux que le Prophète Mahomet et les califes Rashiduns auraient institué dans la bienheureuse Arabie et ses dépendances, et sont prêts à tout faire pour réaliser ce rêve, le djihad et plus si nécessaire.

Les autres rêvent d’une modernité, d’une démocratie et d’une justice si parfaites que le Prophète lui-même ne saurait récuser pas, mais contrairement aux tenants de la voie divine, ils ne s’engagent pas, ou seulement du bout des doigts, dans la réalisation de leur rêve.

Et les derniers rêvent d’un islam des Lumières qui viendrait par une alchimie miraculeuse tout réconcilier, l’eau, le feu, l’air et la terre. On aurait la Mecque, le Vatican, Ibiza et Wall Street unis dans la même harmonie. Le bonheur absolu.

 

Besoin de gens un peu médecins, un peu avocats, un peu mécaniciens

Quant à nous qui ne sommes ni religieux ni si exigeants en terme de perfection démocratique, notre rêve, tout aussi irréalisable au demeurant, est de voir le monde arabe, qui fut grand et fort quand, peut-être dans la mythique Andalousie, il s’est éloigné des anges et des miracles et s’est humblement mis à interroger la vie, redescende sur terre et travaille sur le réel.

Il a besoin de philosophes d’un genre nouveau, qui lui apprennent que la perfection est l’ennemi du genre humain et qu’il ne faut y croire que pour la reconnaître et s’en garder. Il lui faudrait le Nietzche de « Humain trop humain » pour les guérir de cette métaphysique stérile de l’absolu pour l’absolu. Rien ne point à l’horizon. Il faudra attendre le siècle prochain pour voir naître un possible Sauveur.

En attendant, on se contenterait bien de quelques esprits simples, clairs, et persévérants, et surtout qui ne craignent pas de mettre la main dans le cambouis, des gens qui seraient un peu médecins, un peu avocats, un peu mécaniciens. Voilà le vrai gouvernement dont le monde arabe a besoin. Aujourd’hui, il faut plus guérir, concilier et réparer qu’inventer des chimères qui ne marchent pas et qui explosent comme des bombes atomiques.

 

Dans les cafés et les bus d’Alger : « La France doit payer le prix de la colonisation ! »

Vue d’Algérie, la France mérite bien ce qui lui arrive. On trouve qu’elle s’en sort trop bien, 17 morts pour avoir blasphémé le Prophète, ce n’est pas cher payer. En Algérie, on a de la mémoire, l’histoire des 150 dernières années est convoquée chaque fois que le mot France est prononcé. Des mots sortent automatiquement : colonisation, martyrs, exploitation, racisme, code de l’indigénat, ratonnades, complot contre l’islam et la nation arabe, juiverie, torture, guillotine, émigration forme moderne de l’esclavage, etc.

On ne peut pas aimer ça, il faut la repentance, la France doit payer, expier. Allah s’en charge à sa manière, la France est ruinée et sombre dans la violence qu’elle a semée hier, dans les colonies, et aujourd’hui en Libye, au Mali, en Irak, en Afghanistan. C’est ça qu’on entend dans les cafés et les bus d’Alger, mais bon ce n’est ni mieux ni pire que les discussions du café du commerce en France où on casse de l’arabe et de l’émigré à qui mieux mieux.

Dans les bureaux et les grands salons, on est plus fin, on retient l’incompétence crasse des élites françaises et leur infinie arrogance, sans oublier de révéler qu’ils sont tous plus ou moins juifs et inféodés à Israël. Si des gens pensent différemment, ils le taisent, ils passeraient autrement pour des ignorants, des traîtres, des vendus, pire, pour des amis de la France.

 

La langue, seul vrai pouvoir de l’homme

La langue est l’instrument le plus puissant dont dispose l’homme pour comprendre le monde et agir sur lui. Un pays qui ne maîtrise pas sa langue est un pays qui s’effondre, qui ne peut du moins suivre la marche du monde et tenir le rythme. Avant toute chose, l’intégration passe par la langue.

En Algérie, la perte a atteint des niveaux graves, autant en arabe, qu’en berbère et à fortiori en français, c’est toute la structure sociale qui est mise à mal par l’absence de ce lien puissant entre les gens et les communautés. Faute de se parler et de se comprendre, on se repousse, on s’invective. L’écrivain, l’intellectuel, le savant, doivent tenir compte de cet état de fait.

Ils se garderont cependant d’affaiblir leur expression pour se mettre à la portée du moins-comprenant, ce qui se fait déjà couramment, mais au contraire la renforcer et trouver un biais qui permette de nouer le contact. La langue est un trésor national, rien ne doit le déprécier.

Dans une société plurielle comme la France, la langue joue un rôle de ciment irremplaçable. Or on constate que non seulement le français perd terrain mais qu’il est aussi en passe d’être supplanté par d’autres langues dans plusieurs enclaves de la société française.

 

Personne ne protège les gens de plumes, ni la loi, ni le gouvernement, ni Allah

On peut se demander si l’écrivain francophone a encore un rôle en Algérie. Beaucoup lui posent d’ailleurs la question : pourquoi écris-tu dans une langue étrangère, qui plus est celle de l’ancien colonisateur ? Pour qui écris-tu, pour nous ou pour nos ennemis ?

L’écrivain francophone trahirait la cause et ajouterait donc à la confusion. Le champ d’intervention privilégié par les écrivains francophones est l’histoire. Nous croyons que tout est là, les problèmes comme les solutions de la société algérienne. Le récit national qu’elle véhicule est un discours idéologique intensément mortifère, une propagande de guerre pour dire simple, elle a fait des ravages dans la conscience et la morale des gens, il faut au plus vite la désamorcer et rétablir l’histoire dans sa vérité, s’il en est.

Il faut un courage de fer pour s’y attaquer car elle est au cœur du dispositif de légitimation des ordres dominants (religieux, politique, militaire…). L’écrivain doit aussi proposer un récit de rechange faute de quoi la société, à l’instar de la nature qui a horreur du vide, le comblerait de n’importe quoi et parfois d’une manière aberrante.

L’islamisme est ce récit qui est venu remplir le vide laissé par le mythe révolutionnaire construit durant la guerre de libération que le printemps algérien en octobre 1988 a fait voler en éclats. La geste héroïque du FLN effacée, la société s’est jetée sur un récit de substitution que les rusés islamistes sont venus lui offrir et qu’elle a gobée d’un coup. Cette littérature qui se propose de nettoyer les écuries d’Augias expose son auteur aux pires dangers car il touche au sacré et aux intérêts des puissants.

Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Tahar Djaout, Rachid Mimouni et d’autres ont eu à le constater, de la pire des façons pour Tahar Djaout, assassiné par les islamistes. En Algérie, personne ne protège les gens de plume, ni la loi, ni le gouvernement, ni Allah.

Qu’en est-il en France ? Il se peut que les choses évoluent de la même manière. Charb, Cabu, Wolinsky et Tignous ont été abattus pour une caricature de rien du tout. Et les procès pour un mot ou un autre pleuvent comme en hiver.

 

De l’intégration à la désintégration, le « sale mutant »

Les jeunes français issus de l’émigration sont un défi pour la France. L’erreur a été de penser que parce que nés en France et formés à l’école de la république fraternelle et laïque, ils seraient des français comme les autres. C’était oublier le reste, la famille, le quartier, la société, la vie et ses hasards.

L’intégration, au sens où l’entendent les pouvoirs publics français, se heurtait à une réalité trop complexe pour être contenue dans une loi, qui fabriquait sans doute une identité nouvelle dont on ne voit pas encore de quoi est sera faite et quelle sera son évolution.

L’appeler ce nouvel homme « français de la énième génération issu de l’immigration » n’est pas un nom, c’est un sobriquet violent, il dit qu’on est un sale mutant et qu’on dérange. L’état de tension dans laquelle la France se trouve (chômage sur fond de déclin économique constaté par la notation des agences de notation financière, passage du 5e au 6e rang parmi les grandes puissances, décrochage par rapport à l’Allemagne…), tout ça crée un sentiment d’humiliation qui jette un discrédit total sur les élites.

Les gens s’en défendent mais en vérité ils n’aiment pas les perdants et la France perd sur tous les plans, ces trente dernières années, elle ne peut plus rien donner et surtout pas à ceux qui viennent d’ailleurs et qu’elle accable de critiques.

Elle ne peut que promettre, et c’est le pire à faire quand on n’a rien à donner. Le problème n’est pas que les 2e et 3e génération issues de l’émigration ne s’intègrent pas, c’est la France qui se désintègre et qu’il faut vite la remettre au niveau qui était le sien.

 

« Quand l’art manifeste », avec Marin Karmitz, Arnaud Meunier et Boualem Sansal. Mercredi 28 janvier à 20h. Animé par : Caroline Broué (France Culture), au théâtre de la Croix-Rousse (Lyon 4e).


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Photo : LB/Rue89Lyon

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