En barbe et en tongs, Adel, 33 ans, descend les escaliers monumentaux de la cour des Voraces – dans les pentes de la Croix-Rousse – pour aller chercher son pain. Avec sa femme et son chat, ils occupent depuis 2012 un appartement loué par « Habitat et Humanisme », l’association lyonnaise d’aide à l’accès au logement pour toutes et tous. Lorsqu’il entend les guides touristiques raconter l’histoire liée à la cour où il habite, il entrouvre la fenêtre pour écouter. Il commente :
« Finalement, la vie et les révoltes des Canuts, au XIXème siècle, ça reste d’actualité : l’exploitation d’ouvriers pouvant à peine finir leur mois et payer leur loyer, le tout en période de crise. Une forme d’esclavage, au final. Moi, je fais des petits boulots, je travaille à droite à gauche. Si un organisme normal gérait ce lieu, je ne pourrais pas y vivre. Habitat et Humanisme sauve la vie de pas mal de gens. »
Posant le pied dans la cour pavée, il termine dans un sourire :
« Je viens d’avoir mon DAEU, Diplôme d’accès aux études universitaires. C’est l’équivalent du bac. Quelle revanche pour moi, 15 ans après ! »
Adel et les autres locataires de la cour doivent en entendre, des guides. La cour des Voraces, située entre la rue Diderot et la montée Saint-Sébastien, est un passage obligé d’une visite touristique des pentes.
Traboule dans l’usine à ciel ouvert
L’immeuble a été construit vers 1840, à une époque de fièvre constructive. La demande en soie, spécialité lyonnaise, explosait. Pour loger les ouvriers, il fallait bâtir de nombreux immeubles. Or à la suite de la révolution française de 1789, les possessions des communautés religieuses qui occupaient les pentes étaient devenues biens nationaux, et pouvaient être vendues. Dont la propriété des Bernardines, où poussa celui qui deviendrait l’immeuble des Voraces.
Une immense ruche ouvrière, dite « La Fabrique », couvre alors les pentes et le plateau de la Croix-Rousse. Une usine à ciel ouvert. Au sud de la rue Burdeau y vivent ceux que l’on appelle les marchands fabricants, qui fournissent le matériel et les commandes aux ouvriers. En haut des pentes et sur le plateau, habitent ceux qui tissent. Les chefs d’atelier possèdent leurs métiers à tisser, et travaillent à la maison avec leur famille, compagnons et apprentis. Tous ces faiseurs sont alors appelés péjorativement « les Canuts ». Robert Luc, historien de la Croix-Rousse animant des visites guidées, commente les déplacements dans cette manufacture en plein air :
« Les rues étaient construites en pente douce, pour faciliter la traction animale. Mais les travailleurs avaient besoin de passages rapides dans l’usine. Ces couloirs, ces raccourcis, ce sont « les traboules », qui passent à l’intérieur des bâtiments. La traboule des Voraces est une traboule comme les autres. »
Les Voraces : pichet de vin et mutuellisme
Et pourquoi se nomme t-elle « Voraces » ? Elle porte le nom d’une société secrète de chefs d’atelier, républicains et admirateurs de Robespierre, créée en 1846. Et eux-mêmes, pourquoi s’appelaient-ils Voraces ?
Deux hypothèses s’affrontent. Certains pensent que ces Canuts, se bagarrant avec les fabricants pour un tarif minimum à la pièce de soie, avec les cabaretiers pour un prix décent du pot de vin non frelaté, et avec les boulangers pour une pesée honnête du pain, se faisaient traiter de « Voraces » par les mêmes fabricants, cabaretiers et boulangers. Selon une autre explication, le terme dériverait de «dévoirant» (compagnon du Devoir) en « dévorant», puis en « vorace ».
Compagnons du Devoir, c’est-à-dire du Devoir mutuel. Bruno Benoît est historien spécialiste de l’histoire de Lyon. Dans sa synthèse « Mutuellisme et mutualisme » qu’il écrit pour Millénaire 3, le centre ressources prospective du Grand Lyon, il explique :
« Les sociétés mutuellistes regroupent des ouvriers qui, contre une cotisation mensuelle, reçoivent des secours en cas de maladie, de chômage ou lors de leur vieillesse. (…) Un des pères fondateurs du mutuellisme lyonnais est Pierre Charnier. Ce Canut, chef d’atelier républicain et saint-simonien, crée en 1827 une « Société de surveillance et d’indications mutuelles » qui a pour but de redonner à l’ouvrier sa dignité. Il n’est pas le seul à cette époque à animer une telle structure, puisqu’il existe également la société du « Devoir mutuel ». »
Quelle que soit l’origine réelle du termes Voraces, il faut savoir qu’à partir de 1834, le droit d’association était limité. Les républicains choisissaient donc des noms curieux peu en rapport avec leur réelle activité : les Ventres Creux à Paris, par exemple. Quant aux Voraces de Lyon, ils ne se réunissaient apparemment pas dans la cour qui porte leur nom, mais plutôt au bistrot de M. et Mme Maréchal, à l’angle de la rue d’Austerlitz et de la rue du Mail.
Révolution, révolution
Ces mutuellistes et républicains solidaires, intransigeants, sans chef, profitèrent de la révolution française de février 1848 pour se révolter à Lyon, soit 14 ans après la dernière révolte des Canuts.
Ces « furieux de l’ordre », armés et bien organisés, prirent l’Hôtel de Ville ainsi que les forts militaires de la Croix-Rousse dont ils exigèrent la démolition. Une fois la promesse faite, en mars, ils s’en retirèrent et continuèrent à constituer une force de maintien de l’ordre indépendante de la Garde Nationale.
En avril, 200 Voraces partirent en Savoie pour y proclamer une République qui ne dura que jusqu’au lendemain. Ces coups d’éclat, entre autres, conduisirent des autorités lyonnaises modérées – en juin 1848, les élections municipales amenèrent au pouvoir les « républicains du lendemain » – à désarmer les milices ouvrières.
Plus guère de popularité ni d’influence pour des Voraces désavoués. L’historien Bruno Benoît, dans son article « La République des Voraces » (paru dans la revue l’Histoire) raconte la fin de l’aventure, après l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte comme président de la République à la fin de l’année 1848 :
« Au printemps 1849, la France qui vient d’aider le pape contre les républicains romains n’a vraiment plus rien à voir avec leur idéal. Un dernier soulèvement, le 15 juin, est violemment réprimé. Ainsi finit l’histoire de ceux qui n’étaient voraces que de justice et de République sociale. »
Une mémoire d’avenir
Que reste-t-il aujourd’hui de ces luttes ? Les Canuts se voulaient acteurs de leur industrie avec une volonté d’organiser la production et de résoudre, grâce au mutuellisme, les difficultés du travail, de la maladie ou de l’âge. Le mutuellisme, au fil du temps, s’est institutionnalisé dans le mutualisme.
Forme annonciatrice du syndicalisme, à travers les exigences de fixation des salaires et la représentation professionnelle, le mutuellisme se prolonge aujourd’hui dans le système des retraites, l’assurance chômage ou la sécurité sociale. Des institutions de plus en plus fragiles aujourd’hui.
Quand cet état Providence s’efface, une forme de mutuellisme ne peut-il pas renaître ? Très symboliquement, Habitat et Humanisme gère aujourd’hui l’immeuble à grands escaliers qui surplombe la cour des Voraces. Créée à Lyon en 1985, cette fédération d’associations agit en faveur du logement et de l’insertion des personnes en difficulté. Actrice d’une réconciliation de l’économie et du social, son action de construction, réhabilitation et location de logements à très faibles loyers est entre autre financée par des produits d’épargne solidaire.
Bernard Devert, un ancien professionnel de l’immobilier devenu prêtre, est président d’Habitat et Humanisme. Il raconte le sens qu’il donne à ce « lieu de résistance » :
« En 1995, nous avons acheté ce bâtiment pour deux raisons. D’abord, il se trouve en centre-ville : nous sommes acteurs de la mixité sociale, et souhaitons éviter d’éloigner les plus pauvres dans des ghettos. D’autre part, ce bien possède une histoire, l’héritage de ces Canuts, qui ont amorcé une mouvement économique transformateur. C’est une mémoire d’avenir. Parce qu’il redonne aussi un futur aux personnes qui y habitent. Elles ont une fierté du lieu, ce qui participe de l’estime générale qu’elles peuvent avoir d’elles-mêmes. »
Un vrai théâtre populaire
En bas des escaliers, dans la cour, le tout petit théâtre des Voraces offre sa devanture rouge. Frédéric Juyaux, son directeur, l’a créé il y a huit ans pour offrir un lieu de représentation et de répétition aux amateurs et aux jeunes professionnels. Comme Tiamy, qui répète justement pour le Catch du rire qui aura lieu le soir même à l’Improvidence. Pour Frédéric Juyaux, par ailleurs acteur, scénariste et metteur en scène, son théâtre offre une démarche artistique presque militante :
« Je suis un artisan du spectacle. Je propose un lieu intimiste où viennent souvent les proches de ceux et celles qui jouent, c’est-à-dire des personnes qui ne vont normalement jamais au théâtre. A la fin des spectacles, on peut rester discuter avec les comédiens, boire un verre… »
Réunions de Voraces, légendes pendant la seconde guerre mondiale, souterrain des Voraces jusqu’à la place des Terreaux… Beaucoup de mythes animent ce lieu typique. Régis Neyret, ancien président de Patrimoine-rhônalpin, fédération d’associations de valorisation du patrimoine, commente cette image de la cour des Voraces :
« Elle est devenue une sorte de symbole. On lui fait dire beaucoup de choses. »
Un symbole de justice et de résistance, depuis les Canuts jusqu’à nos jours.
Chargement des commentaires…