Il fallait faire vite et marquer les esprits. Trois jours après l’attentat de Saint-Quentin-Fallavier en Isère, le préfet de région a réuni les principaux responsables de la communauté musulmane de Lyon pour évoquer le radicalisme religieux et notamment la question du développement du mouvement salafiste, qualifiée d’« entreprise souterraine de subversion » par le préfet Michel Delpuech.
Lors de ce rendez-vous, le président du Conseil régional du culte musulman (CRCM) recensait une « dizaine de salles de prière menacées » (sur une soixantaine de lieux de culte dans l’agglomération) et proposait une éventuelle « mise sous tutelle des mosquées salafistes » qui pourraient être gérées par le CRCM.
Parmi elles, la mosquée de la Duchère suscite particulièrement l’inquiétude des responsables musulmans et des pouvoirs publics.
Et pas seulement. En mai dernier, les juifs de la troisième colline de Lyon ont décidé de déménager leur synagogue pour s’éloigner de la mosquée mais rester à la Duchère.
Une nouvelle direction pour une nouvelle mosquée
Les musulmans l’espéraient pour le ramadan débuté le 18 juin dernier, mais elle n’ouvrira qu’à la fin de l’automne. La nouvelle mosquée de la Duchère aura fière allure avec son minaret, ses 8 salles de cours et sa salle de prière pouvant accueillir 900 fidèles (550 hommes en bas et 350 femmes au premier étage).
Jusque là, les musulmans de la Duchère continueront à prier dans un préfabriqué et sous une tente qui ne parviennent pas à accueillir tout le monde le jour de la grande prière du vendredi – 1 500 personnes peuvent s’y presser. Et même dans la nouvelle mosquée, les jours de grande affluence, certains fidèles risquent de prier dans le parking, situé au sous-sol.
Débuté en mai 2011, le chantier avance lentement. En fonction des quêtes. D’un montant de 2 millions d’euros, les responsables de l’association affirment que la mosquée n’a été financée qu’avec les fonds des musulmans de la grande région lyonnaise.
Salah Bayarassou, le président de l’Association des musulmans de la Duchère, nous reçoit dans un bâtiment où il reste encore beaucoup à faire.
Le président dirige l’association seulement depuis février 2014 avec une équipe d’une quinzaine de personnes.
« C’est la perspective de l’ouverture de la prochaine mosquée qui m’a décidé à franchir le pas. Pour mener à bien les travaux et éviter qu’elle ne tombe aux mains des salafistes ».
Selon lui, ces salafistes représenteraient un groupe d’une « cinquantaine de personnes qui pensent être de meilleurs musulmans que les autres ».
Salah Bayarassou et son équipe ont engagé, selon ses mots, un « redressement » pour reprendre le contrôle de la mosquée.
L’imam Bouziane et ses enfants
Depuis plus de 20 ans, la mosquée de la Duchère est associée au salafisme. Car c’est ici dans la mosquée « Attawba » (« le repentir » en arabe), qu’Abdelkader Bouziane a oeuvré du milieu des années 90 à 2000 avant de partir à la mosquée de l’Urssaf à Vénissieux.
Après un passage par l’Arabie Saoudite, « cheikh Abdelkader » a développé cette lecture littéraliste du Coran tout en gardant une grande méfiance vis-à-vis de la politique. Ce qui le classe plutôt parmi les quiétistes.
On a surtout connu cet imam avec l’interview qu’il a donné au mensuel Lyon Mag de l’époque, en 2004. Il y justifiait notamment les châtiments corporels contre les femmes tout en condamnant le terrorisme. Après la publication de l’article, il a été expulsé vers l’Algérie.
Un autre imam salafiste a pris sa suite à la Duchère, Mohamed Al Madini, qui a prêché et enseigné pendant 12 ans avant de repartir au Maroc.
« A la Duchère, on a toujours baigné dans une mouvance salafiste, explique Abdelkader Laïd Bendidi, président du CRCM. L’ancienne direction de l’association était laxiste et ne mesurait pas la portée de ce type de propos. Elle laissait faire ».
« On ne peut pas laisser des gens enseigner n’importe quoi »
Le « redressement », comme le nomme le nouveau président de l’Association des musulmans de la Duchère, s’est opéré en deux temps.
Appuyé par le CRCM, une nouvelle équipe s’est faite élire par l’assemblée générale de l’association.
« Le rôle du CRCM a été essentiel pour rédiger le protocole de la nouvelle mosquée qui nous lie à la mairie et à la préfecture, raconte Salah Bayarassou. Ils continuent à nous apporter leur aide à chaque fois qu’on a besoin d’eux ».
Ensuite, le président a mis un terme aux cours d’arabe et de religion qui étaient dispensés par des salafistes.
« On ne peut pas laisser des gens enseigner n’importe quoi alors qu’eux-mêmes ont besoin de cours. Pour ne pas tomber dans les erreurs du passé, nous devons trouver des personnes qui ont cette capacité à enseigner ».
Simple adhérent de l’association, Hafid Sekhri, conseiller du 9e arrondissement, garde un oeil sur la mosquée :
« Il a fallu remettre un cadre clair. Avec cette nouvelle mosquée, on ne peut plus se permettre le bricolage. Il faut des cadres administratif et religieux. Mais ça demande qu’on monte en compétence ».
Des imams qui se sentent menacés
Aujourd’hui, en plus de veiller à la fin des travaux de la nouvelle mosquée, les responsables de l’association doivent trouver un nouvel imam. Ils pensaient l’avoir trouvé fin 2013. Mais, à peine arrivé, cet imam a reçu des menaces l’incitant à partir. Il a même porté plainte pour menaces de mort. Faute de témoins, la procédure a été classée sans suite.
Depuis deux mois, un nouvel imam est actuellement en « phase de recrutement ». Mais là encore, il n’est pas le bienvenu.
« Il subit des pressions. Les salafistes considèrent que c’est un charlatan et qu’il n’est pas digne de faire la prière, expose Abdelkader Laïd Bendidi, le président du CRCM ».
Cet « imam en phase de recrutement » a lui aussi porté plainte pour des menaces de mort. Cette fois-ci, le parquet a poursuivi. Lors de l’audience du 2 septembre dernier, Abdallah Goubi, assisté d’un traducteur, accusait un converti de 40 ans de l’avoir menacé devant la salle de prières en pointant sur sa tempe sa main en forme de pistolet, comme le relate Le Progrès. L’accusé a démenti même s’il a reconnu avoir critiqué l’imam.
Dans son jugement du 14 octobre, le tribunal correctionnel de Lyon a relaxé le prévenu.
Luttes autour du nouvel imam à choisir
Un événement a accéléré la reprise en main par la nouvelle direction. En octobre dernier, un « imam itinérant » qui faisait l’intérim a été interpellé par les forces de l’ordre. On lui reprochait notamment des prêches appelant « au refus d’intégration de la communauté musulmane au sein de la société française ».
Les agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) se trompaient de personne, explique le président de l’association. Il s’agissait en réalité d’un conférencier venu de l’Hérault qui donnait des cours une fois par mois depuis fin 2013.
Une enquête a été ouverte par le parquet de Montpellier.
Salah Bayarassou, même s’il considère « que ces propos-là n’ont jamais été tenus », a préféré mettre fin à la présence de l’imam et du conférencier. Cet événement d’octobre 2014 a conduit à arrêter définitivement les cours que suivaient les salafistes.
Deux manières de pratiquer l’islam
Abdelkader Laïd Bendidi, le président du CRCM, nous reçoit au Quartier général Frère, la principale base lyonnaise. Responsable de la mosquée de Saint-Fons, il est surtout aumônier militaire. Avec le recteur de la grande mosquée de Lyon, Kamel Kabtane, c’est lui qui suit de plus près le dossier de la Duchère.
Lundi soir encore, il était de réunion avec la mairie de Lyon. Autant dire qu’il défend une vision républicaine de l’islam :
« On veut vivre un islam du juste milieu. Quand vous passez devant la mosquée, vous devez être rassuré et ressentir de la paix. On ne veut pas être dans le rejet. On est Français et musulmans. Les salafistes ne sont que musulmans. S’ils prennent le contrôle du prêche, ça peut faire des dégâts. C’est ce qu’ils feraient qui nous inquiète ».
Le président de la mosquée de la Duchère revendique également cet « islam du juste milieu ». A tout propos.
Pour le moment, la mosquée n’est officiellement rattachée à aucun réseau de mosquées (comme celui de la Grande Mosquée de Paris par exemple).
Salah Bayarassou rejette également l’accusation de salafistes qui considèrent qu’il fait partie d’une autre tendance de l’islam, celle des Frères musulmans ou « Ikhwanes » en arabe, beaucoup plus portée sur la politique et les questions sociales.
Cet « islam du juste milieu » s’oppose à la pratique salafiste qui génère de « l’exclusion » selon Hafid Sekhri, élu et adhérent de l’association :
« Ils sont constamment dans la distinction vis-à-vis des autres. Porter la barbe et un pantalon au dessus des chevilles pour les hommes et le voile noir et long pour les femmes est une manière de s’habiller comme le Prophète, disent-ils. Alors même que le Conseil français du culte musulman a rappelé que le voile est une prescription, pas une obligation. »
Pour lui, il s’agit d’une « dérive sectaire » :
« Ils vont voir ceux qui, selon eux, ne se comportent pas comme de bons musulmans. Ils s’infiltrent dans votre vie privée, en disant « tu devrais prier comme ceci ou comme cela ». Ce n’est pas possible, on n’a pas besoin de directeurs de conscience ! »
Si les responsables de la mosquée considèrent volontiers que les salafistes sont dans une démarche « communautariste », jamais ils ne les accusent de tenir des propos contre les Français ou contre d’autres religions. Toujours selon ces responsables, ils n’appellent pas au djihad armé.
Le préfet de région en convenait également : les propos tenus à la Duchère sont essentiellement d’ordre rigoriste.
« On est des religieux, mais on ne vit pas dans une grotte »
Longue barbe, qami (la longue tunique) et pantalon bouffant, ce jeune homme de 25 ans que nous rencontrons à la sortie de la mosquée a toute la panoplie du salafiste.
Mais pas que. Nike Air Max aux pied, il jette régulièrement un oeil sur son smartphone dernier cri durant l’heure que nous passons à discuter avec lui. Sans quitter ses lunettes de soleil de marque italienne, il parle librement mais veut rester anonyme.
« On est des religieux, mais faut pas croire qu’on vit dans une grotte », commence-t-il avant d’affirmer :
« Normalement, nous devrions partir vivre en terre d’islam. Mais avec le confort qu’il y a ici c’est difficile de changer de pays. Déjà avant d’entrer en religion, je ne me sentais ni Français, ni Algérien, là je me sens encore entre deux rives de la Méditerranée ».
Ce fils d’immigrés algériens, comme il se présente, a rompu avec l’islam de ses parents « trop traditionnel et plein de superstitions ». Il assume pleinement sa foi salafiste.
Mais il explique qu’il faut parfois s’adapter aux lois du pays même si la religion englobe tous les aspects de la vie.
Diplômé de l’enseignement supérieur, il a notamment décidé d’exercer un « travail manuel » le matin pour pouvoir se consacrer aux prières qui interviennent essentiellement l’après-midi et en soirée :
« Nous avons nos propres lois mais quand on ne peut pas faire autrement, on se soumet aux lois du pays. Par exemple, dans l’islam, il n’y a pas de système d’assurance. Mais pour rouler en voiture, je suis obligé en France d’en avoir une. Donc je m’adapte ».
Ce « religieux traditionnaliste » n’est donc pas dans le refus total de la modernité même s’il souhaiterait que hommes et femmes vivent séparément comme en Arabie Saoudite, pays modèle, selon lui, de l’application de la loi islamique.
« On n’est pas des djihadistes »
Comme tous les salafistes quiétistes que nous avons pu rencontrer, ce jeune homme de la Duchère tient à insister sur un point :
« On nous met dans le même sac. Mais il ne faut pas nous confondre avec les takfiristes ».
Les « takfiristes » ou « salafistes djihadistes » partagent l’essentiel de la croyance. Mais les quelques divergences sont essentielles, affirme le salafiste de la Duchère :
« Ce sont des divergences qui pointent sur des questions de vie ou de mort. Nous sommes contre ces gens qui partent faire le djihad en Syrie. C’est une mauvaise interprétation. »
A l’entendre, il faudrait donner la parole aux salafistes quiétistes comme lui pour qu’ils dissuadent les jeunes de rejoindre Daech.
Selon la direction de la mosquée, aucun membre de la communauté n’est parti. Selon lui, un jeune du quartier est parti « il y a quelques mois », sans plus de précision :
« On a essayé de le convaincre de ne pas partir. Mais on n’a pas réussi. Il faut nous laisser les portes ouvertes de la mosquée plutôt que de nous mettre des bâtons dans les roues. On pourrait mieux expliquer à ceux qui veulent partir en Syrie qu’ils se trompent. »
Selon lui, l’imam à l’essai actuellement n’est « pas bien accueilli » par les salafistes car il doit « montrer patte blanche ».
Selon plusieurs fidèles de la Duchère, beaucoup auraient choisi d’aller prier ailleurs parce qu’il « récite mal ».
C’est également l’arrêt de tous les cours d’arabe et de religion par la nouvelle direction qui ne passe pas :
« Avec les cours, beaucoup de jeunes qui étaient dans les errements ou la délinquance sont revenus à l’islam. Mais, aujourd’hui, pour certains, ça n’accroche plus et ils faiblissent. Certains recommencent à voir des filles avant le mariage ».
Quant à la proximité de la synagogue, il affirme que ça ne lui pose pas de problème. Il dit respecter toutes les religions :
« Il y a un équilibre. D’un côté, nous devons avoir un bon comportement avec notre voisin. De l’autre, dans notre coeur, nous devons ressentir de l’animosité pour celui qui renie le créateur. Mais cette animosité doit rester intérieure. Car c’est Dieu qui guide les coeurs. Un musulman salafiste comprend facilement cela ».
Manifestement, les juifs voisins de l’actuelle comme de la future mosquée ont du mal à le comprendre.
La synagogue déménage
Installée depuis 1973 dans une impasse du sous-quartier de la Sauvegarde, la synagogue va déménager. Et l’importante présence des salafistes n’y est pas étrangère.
Même s’il n’a pas relevé d’actes antisémites au cours des derniers mois, le président de la synagogue, David Sirveaux, parle de la peur qui s’est emparée de la communauté juive de la Duchère, surtout depuis les attentats de janvier :
« Il ne s’est rien passé sur le Plateau. Mais les gens font des rapprochements avec les salafistes que l’on croise, avec la mosquée. Même si c’est peut-être irrationnel, la peur est là. »
L’ouverture prochaine de la mosquée qui va dominer le bâtiment a accéléré la décision.
Le président de la synagogue a pourtant rencontré les responsables des musulmans de la Duchère. Mais il se demande toujours de quelle « obédience » est la mosquée.
Salah Bayarassou raconte qu’il a tenté de le « rassurer » lors d’une ultime réunion ce lundi 6 juillet avec les adjoints de la Ville de Lyon en charge du dossier :
« On lui a dit que la paix allait régner entre toutes les communautés et qu’on allait faire le nécessaire pour vivre en bonne intelligence ».
Mais la décision était déjà prise. Lors d’une assemblée générale tenue en mai dernier, à 80% les juifs de la Duchère ont décidé de déménager de 300 mètres pour s’installer en face de la clinique de la Sauvegarde. David Sirveaux se montre « pragmatique » :
« Depuis janvier, on connaît une chute de 40% de la fréquentation. Les gens vont prier à Ecully. Si on déménage, j’espère qu’ils reviendront ».
D’autres facteurs ont joué dans cette prise de décision : à l’origine, la communauté juive de la Duchère comptait 400 familles, essentiellement des juifs séfarades venus d’Algérie. Aujourd’hui, il n’y en plus qu’une centaine.
« La synagogue est devenue trop grande avec des coûts de chauffage intenables. Elle est située dans une impasse. Elle est difficile d’accès. Demain, le nouveau bâtiment sera moins enclavé ».
Le maire de Lyon, Gérard Collomb, suit ce dossier de très près. La future synagogue sera construite sur un terrain vendu par la municipalité.
> Article actualisé le 19 octobre à 13h30 avec le jugement du procès opposant l’actuel imam de la Duchère à un fidèle.
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