Heteroclite : Qu’est ce qui vous a poussé à étudier l’histoire des résistances à la féminisation de la langue ?
Éliane Viennot : Mes travaux m’ont amené à étudier la «querelle des femmes», ce débat européen qui commence vers le XIVème siècle et qui porte d’abord sur la question politique (les femmes peuvent-elles hériter du trône ?), mais aussi sur l’éducation, sur la famille (jusqu’à quel point les femmes doivent-elles être soumises ?) et plus globalement sur la place des femmes dans la société. Cette «querelle des femmes» suscite toute sorte de controverses et amène en fait à creuser l’écart entre les sexes. Et ces controverses s’étendent au domaine de la langue au début du XVIIème siècle.
Comment s’est matérialisée cette masculinisation de la langue ?
É. V. : Le français est beaucoup moins machiste qu’on ne le croit et surtout qu’on ne le parle aujourd’hui. Les réformes des grammairiens masculinistes du XVIIème siècle comme Vaugelas ont cherché à transformer la langue, mais sans grand succès, en raison de l’absence d’une scolarisation uniforme. Ces règles ne vont donc véritablement s’instituer qu’à la fin du XIXème siècle, quand l’école primaire est rendue obligatoire. Jusqu’à cette époque, la plupart des Français-es continuent de parler comme avant, en usant de féminins pour les femmes et de masculins pour les hommes.
« Il reste le petit milieu de la haute administration qui continue de batailler pour la sauvegarde des noms de fonctions (prestigieuses) au masculin. »
Mais aujourd’hui, ces grammairiens ont réussi à imposer leurs règles.
É. V. : Pas pour les titres : les enfants, par exemple, disent naturellement «la juge», «la prof», «la directrice»… C’est à partir du moment où ils et elles ont été bien conditionné-e-s qu’ils et elles masculinisent les titres. Il reste un petit milieu, celui de la haute administration, qui continue de batailler pour la sauvegarde des noms de fonctions (prestigieuses !) au masculin. Cette résistance et ce conservatisme datent seulement du XXème siècle, lorsque les femmes ont commencé à entrer en politique, à occuper les postes prestigieux qui, jusqu’alors, leur étaient fermés.
On lit plusieurs façons de faire apparaître le «e» du féminin. Quelle devrait être sa graphie, selon vous ?
É. V. : Moi, je suis pour le trait d’union, parce que c’est la solution la plus simple et la plus neutre. Certes, je n’irai pas jusqu’à mourir pour cette option (ni pour quoi que ce soit d’autre d’ailleurs !), mais la majuscule perturbe la lecture et le point n’est pas habituel. Je pense que cela devrait se simplifier et se normaliser en français dans les années qui viennent.
« Parlons de «la présidence» au lieu de «la fonction de président» »
Que pensez-vous de la neutralisation ou de l’indifférenciation du sexe dans la langue ?
É. V. : Cela me paraît difficile en français, car le neutre n’existe pas. Mais on doit utiliser certaines tournures qui font apparaître l’indifférenciation : par exemple parler de «la présidence» au lieu de «la fonction de président». Mettre ces substantifs-là, plutôt qu’un mot genré. Je ne suis pas contre la création de quelques pronoms neutres, mais ça ne résout pas beaucoup de problèmes car on doit ensuite terminer la phrase et on tombe alors sur des adjectifs et des participes à accorder.
Pour moi, la priorité, c’est de faire en sorte que le féminin pèse le même poids que le masculin. C’est comme pour la parité : j’aurais préféré que les femmes entrent en politique sans cette loi, mais nous sommes obligé-e-s de reconnaître qu’attirer l’attention sur la différence des sexes, demander qu’ils pèsent autant l’un que l’autre, a constitué une amélioration.
Vous voulez dire que ces règles seraient un tremplin vers une indifférenciation des sexes, mais que notre langue ne pourrait jamais faire preuve d’une neutralisation totale ?
É. V. : Je pense que ce qui pose surtout problème, c’est l’inégalité. Il reste la question des intersexes, qui doivent trouver un positionnement imposé par la société et qui ne correspond pas forcément à ce qu’ils sont. Mais pour l’instant, même si je m’intéresse de près aux questions queer, je ne vois pas de solution en termes linguistiques, car s’il y a un domaine où la contrainte du genre est forte, c’est bien la langue.
Quant à ceux qui proposent de tout masculiniser pour fabriquer du neutre, je m’y oppose fermement : tout masculiniser ne fait pas du neutre, ça fait du masculin !
Un entretien par Emilie Bouvier à retrouver sur heteroclite.org.
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