La question souterraine de cet European Lab 2015 portant sur l’avenir de la culture peut finalement se résumer simplement : et à la fin qui c’est qui gagne ? Le mainstream sur le reste de la culture, les robots sur la sélection des hommes, l’éditeur artisanal ou les gros paquebots de l’industrie culturelle, le modèle de diffusion gratuit ou payant de mon contenu ? Ou plutôt : comment faire pour que la diversité continue d’exister ?
La révolution numérique a mis entre nos mains des outils qui permettent de faire ce qui n’était parfois réservé qu’à certains par le passé. Pas étonnant alors qu’à la tribune se soient succédés des gens pour qui le « fais-le toi-même » est une réalité qui leur a permis d’exister, de créer et d’arriver jusqu’à nous.
Si la journée de jeudi s’achevait sur un documentaire sur le post-punk, c’était peut-être finalement la session entière qui était placée sous son signe. Entre ceux qui le revendiquent, le théorisent, le politisent ou s’ignorent. Avec comme prolongement la question de l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs, de la demande et des robots.
Editeur indépendant : mais pourquoi personne ne m’a copié ?
Jeudi matin, Gérard Berreby, éditeur et fondateur des éditions Allia a délivré à travers son parcours un petit manuel d’existence « sans suivre la demande ».
« C’est ce qu’on a fait et on a trouvé un écho auprès du public ce qui annule les pseudos discours comme quoi on ne s’intéresse pas à la culture ou à la contre culture ».
Fondée en 1982, Allia compte aujourd’hui près de 600 références dans son catalogue allant de traités de philosophie, de textes de Marx, de romans contemporains à l’histoire du punk. Maison d’édition singulière et aux choix affirmés et assumés, Allia a aussi bâti une identité graphique et visuelle forte.
« Vous pouvez dire quelque chose d’intelligent mais si vous n’avez pas la forme adéquate votre projet s’effondre, vous ne trouverez pas d’écho ».
Revendiquant un fonctionnement « artisanal mais totalement professionnel », Gérard Berreby a tenté d’expliquer le succès de son entreprise de 3 permanents. « J’ai appris à vendre pour ne pas être dépendant d’une aide et devenir le bouffon du roi ». Et à éditer raisonnablement, soit 30 livres par an environ.
« C’est un rythme humain et intellectuel convenable. L’idée que je me fais de l’édition c’est de savoir de quoi je parle et alors le minimum est de lire les livres que je publie. »
Pour le reste, il a fait confiance à « [son] oeil » et à l’absence ou presque de concurrence sur son créneau. :
« La question est pourquoi : personne d’autre n’a adopté la singularité d’Allia ? Certaines idées, je n’ai eu qu’à les ramasser par terre»
So Press : peser lourd sans en avoir l’air
Produire soi-même ce qu’on aimerait lire ou voir publié, c’est finalement la démarche de l’entreprise de presse So Press. So Foot, So Film, Doolitle, et désormais Society, tous ces magazines sont édités par l’entreprise de presse fondée par Franck Annese. Franck Annese, sa casquette et ses baskets sont venus raconter l’aventure d’une bande de potes qui produit toujours depuis 2002 les histoires qu’elle a envie de lire.
Un succès qui les a poussés en début d’année à lancer un magazine « quinzomadaire » (Society) à l’heure où on annonce toujours et encore la mort de la presse papier. L’avenir est dans le storytelling et la manière de raconter les histoires. Et pour des formats longs « on n’a toujours rien trouvé de mieux que le papier ». L’indépendance, le groupe la doit à la réussite en kiosque de ses titres et à une diversification de son modèle économique.
« On a un label de musique, une boîte de production parce que ma femme est réalisatrice, une boîte de décor et effets spéciaux parce que mon frère est déco » mais aussi une maison d’édition, expliquait Franck Annese entretenant par la même occasion son street credit à la cool.
Malgré tout, il est désormais question de gros sous :
« On met 8 millions d’euros pour sortir Society, dont 4,5 pour en faire la pub et on dépense 1 million d’euros par mois pour produire tous nos canards ».
Si à la tribune le patron de presse n’avoue pas forcément que l’amour des potes et l’eau fraîche de la jeunesse ne font pas tout et qu’il faut du talent, il reconnaît au moins une chose : difficile de les copier. Le créneau de niche de leur positionnement et leurs « propres règles de fonctionnement qui font que le modèle est peu reproductible ». L’indépendance se raconte bien mais serait plus dure à reproduire.
Peut-être une des raisons pour lesquelles Mediapart demeure unique alors que « le journalisme d’investigation » ne devrait pas être une discipline à au sein de la profession pour son journaliste Fabrice Arfi, venu causer « Nouvelles techniques d’enquêtes » avec le datajournaliste Alexandre Léchenet. Il en fut finalement au moins autant question que la manière de faire vivre un site d’information payant, dans un océan de gratuité sur le web.
L’indépendance a un prix ou plutôt plusieurs : une démarche éditoriale forte, la nécessité de ne pas vivre de la même source de revenus ou alors uniquement que de son public pour se passer de la demande. Difficile toutefois de trouver un modèle économique reproductible, si ce n’est l’idée qu’il serait à construire sur mesure.
L’indépendance, c’est refuser « le rêve de Staline » grâce au logiciel libre
La reproductibilité, c’est (entre autres) ce que défend le gourou du logiciel libre Richard Stallman. Chaussures à la main et entre deux gorgées de jus de tomates, il a dit tout le mal qu’il pensait de Microsoft, Apple, Spotify ou Adobe.
Celui qui a mis au point le système d’exploitation libre GNU voit dans le logiciel libre la parfaite incarnation du triptyque « liberté-égalité-fraternité » :
« Liberté parce que c’est l’utilisateur qui commande ; égalité parce que personne n’a de pouvoir sur personne, les utilisateurs sont égaux ; fraternité parce qu’il encourage la coopération entre utilisateurs ».
Pour le programmeur américain, « l’utilisateur doit avoir le contrôle du programme qu’il utilise » sinon « c’est un instrument de pouvoir du propriétaire sur les utilisateurs ».
Le logiciel libre, dont le code source est accessible et donc duplicable ou modifiable légalement, assure le respect « des droits humains » pour son premier ambassadeur. Les autres logiciels ou programmes il les qualifie de « privateurs ».
Pourquoi ? Parce qu’ils présentent en partie (ou tout à la fois) :
« des fonctionnalités de flicage qui envoient vos données à des serveurs, des DRM qui sont des menottes numériques, de la censure ou des portes dérobées qui permettent d’exécuter à distance une action via le programme ».
Se reconnaîtront Microsoft, Apple, Google, Amazon et son Kindle ou des plateformes de streaming comme Spotify. Et les smartphones.
« Quand j’ai su que le changement du logiciel à distance pouvait les transformer en dispositif d’écoute y compris quand on croit l’avoir éteint, je me suis dit que c’était le rêve de Staline. Pour les Etats actuels et la NSA, ce n’est plus un rêve c’est une réalité. Je n’aurai donc jamais de téléphone portable tant que ça sera le rêve de Staline. »
Quand son support de présentation sur l’ordi connaît quelques ratés il peste. « On m’a mis un ordinateur sous Windows mais c’est pas possible ! C’est la fin ». Et il referme l’ordinateur portable. Richard Stallman dit donc vivre sans téléphone portable et pour sa consommation de musique il l’achète
« en liquide dans un magasin ou je fais des copies de la musique que me prête mes amis. Ce sont les deux seules solutions qui ne maltraitent pas mes libertés. »
Il travaille d’ailleurs à la création d’un système de paiement en ligne anonyme qui permettrait « de ne pas de faciliter l’évasion fiscale en ne cachant pas la provenance de l’argent ». Ce projet il le développe dans le cadre de la Free Software Foundation. Pour aider à la financer, il n’a pas oublié de faire la quête. A sa façon. Il a donc mis aux enchères une peluche de gnou (en rapport à son système d’exploitation GNU prononcé comme l’animal qui est son symbole). La boule de poils est partie pour 70 euros.
En bon gourou ou pape du logiciel libre, finalement.
« J’ai fondé le mouvement du logiciel libre qui est un mouvement politique et pas une religion », répond-il sérieusement.
Il s’en est allé sur un dernier mot doux au sujet du projet de loi sur le renseignement en France. « Il faut alerter vos sénateurs contre cette loi de flicage généralisé ! ».
Pour être indépendants, mentez aux ordinateurs !
Avoir la maîtrise des programmes et des logiciels qu’on utilise passe le contrôle des algorithmes. Il en fut question lors de la conférence sur le devenir de l’innovation. Pour l’auteure américaine Joanne McNeil pour ne pas trop en dire sur soi « commencez par mentir ! ».
Mentir aux ordinateurs, difficile pour Frederike Kaltheuner du Center for Internet and Human rights, à l’heure où les réseaux sociaux permettent quasiment « d’établir un profil de vous, de vos goûts et de votre réseau ».
Des algorithmes qui sont à l’origine de « beaucoup de contenus qu’on consulte sur internet » dont ils nous ont conseillé la lecture ou privilégié la pertinence dans les résultats de recherche selon ce qu’ils savent de nous.
Des algorithmes auxquels il va falloir « s’intéresser de plus en plus et notamment les politiques » pour ne pas les laisser aux mains d’ingénieurs, développeurs et entreprise pour la datajournaliste Anne-Lise Bouyer.
« Avec l’arrivée des voitures sans chauffeur, il y aura des choix éthiques à faire dans les algorithmes. Si un accident est inévitable, comment programmer l’algorithme et qui sacrifier ? La voiture parce qu’elle contient moins de personne que le bus ? Celle où il n’y a pas d’enfant à bord ? ».
L’autocollant « bébé à bord » a peut-être vécu. Encore une chose à réinventer.
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