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A Lyon, les nouveaux forçats du tatouage

Le tatouage est devenu une pratique cosmétique comme les autres. En marge des street shops qui déroulent du motif tribal au kilomètre, une nouvelle génération de dessinateurs sur peau entend lui rendre un peu de sa noblesse originelle. A Lyon, trois studios récemment ouverts affichent cette ambition. Bienvenue chez Biribi, Smolll et Le Tigre Noir.

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4 jeunes devant le studio de tatouage Biribi

De l’extérieur, rien ne laisse supposer que le 66 de la rue Sébastien Gryphe abrite depuis janvier un salon de tatouage. Un dépôt d’antiquités – une enclume digne d’un catalogue ACME trône dans sa vitrine – ou un barbier pour hipsters – on distingue derrière la porte les prix de diverses coupes vintages – à la rigueur.

C’est ici pourtant, à quelques encablures du cœur battant du septième arrondissement, qu’a ouvert à la mi-janvier l’un des shops les plus singuliers de la ville.

NOWE, Tony Weingärtner, Paolo Bosson et All Cats Are Grey, les propriétaires des lieux, expliquent en choeur :

«On ne voulait pas que ça ressemble à un magasin ou à un hôpital. A partir du moment où on est professionnel, du moins qu’on essaie de l’être, on n’a pas besoin de lancer de la poudre aux yeux du client pour le rassurer sur la cicatrisation et la longévité de son tatouage. On veut revenir à l’essentiel.»

Cet essentiel, il tient dans les trois syllabes qui se détachent de leur façade en lettres capitales  : Biribi.

Le temps béni des colonies

Biribi, comme le surnom donné à l’ensemble des bagnes d’Afrique du Nord où l’armée française envoyait croupir ses soldats les plus récalcitrants. C’est dans ces enfers disciplinaires qu’est né le tatouage à la française, « la bousille » dans l’argot des bagnards.

A l’époque, les dessins sur peau n’étaient pas tant des caprices esthétiques que des signes ostentatoires de virilité et, surtout, des marqueurs biographiques, des «cicatrices parlantes» ainsi que les appelait le docteur Alexandre Lacassagne.

Pionnier lyonnais de l’anthropologie criminelle, Lacassagne fut bien avant les médiateurs du Quai Branly parmi les premiers savants à recenser et catégoriser ce qui constituait alors les phonèmes (hauts faits professionnels, souvenirs amoureux, emblèmes patriotiques…) d’une forme de communication primitive entre illettrés, dont l’expression reposait sur une confiance absolue dans le style et les compétences du type maniant les aiguilles.

C’est précisément ce lien d’interdépendance que Biribi souhaite retisser. Cintré d’un tablier beige qui ne laisse aucun doute quant aux origines populaires de sa démarche, NOWE précise :

«Dans l’imaginaire des gens, un tatoueur répond à une commande, il sait s’adapter à tout. Or, si on s’intéresse à l’histoire du tatouage du XXe siècle, on remarque qu’auparavant les tatoueurs avaient un catalogue de flashs [motifs prêts-à-l’emploi, NdlR] et qu’ils ne tatouaient que son contenu. Le custom [motif réalisé sur-mesure, NdlR] est arrivé dans les années 70/80. C’est là que la commercialisation du tatouage débute. Pour notre part, si on aspire à pouvoir vivre de notre pratique, on aimerait, en toute modestie, que les gens viennent pour notre patte».

« On veut des gens qui savent pourquoi ils font ce qu’ils font, pas qui viennent se faire des étoiles par-ci par-là qu’ils finiront par se faire enlever au laser »

Chacun et chaque chose à sa place

Dans d’autres bouches que les leurs, cette volonté de filtrer les prétendants à l’injection d’encre sous-cutanée pourrait passer pour de la prétention. Elle est en fait un aveu d’humilité. Explications de All Cats Are Grey :

«Il existe deux écoles maintenant : ceux qui, comme nous, développent un univers et le posent sur les gens, et ceux, pour lesquels on a un énorme respect et auxquels on ne se confrontera jamais, qui savent tout faire. Si je pique uniquement mes propres dessins, c’est aussi parce que je sais très bien que je ne suis pas aussi bon que ces mecs. Parfois, le fait même de me considérer comme tatoueur me met mal à l’aise.»

Loin de vouloir ajouter un chapitre à la querelle des anciens et des modernes, les quatre camarades prennent simplement acte du changement de paradigme provoqué par l’essor d’Internet.

Par le passé, l’apprentissage du tatouage était l’aboutissement d’un long et parfois humiliant compagnonnage. Eux appartiennent à une génération qui, d’un clic, peut commander du matériel, trouver des notices pour le fabriquer elle-même et accéder à d’intarissables sources d’inspiration visuelle.

Cette démocratisation n’est évidemment pas sans risque, de nombreux autodidactes officiant dans des appartements aux airs de cultures microbiennes. Mais elle a surtout provoqué un appel d’air créatif inédit dans la longue histoire des modifications corporelles. C’est d’ailleurs sur le réseau des réseaux que la bande s’est formée, à l’initiative de Tony.

Venu de l’art contemporain –lors d’une performance, tel un prisonnier comptant les jours qui le séparent de la liberté, il s’est fait tatouer sur le flanc une barre pour chaque voiture refusant de le prendre en stop – il a un jour l’idée de «créer à la fois un groupe d’échange technique et artistique réunissant des jeunes tatoueurs et une plate-forme de monstration de leur boulot».

Ce sera le Tattoo Research Lab, collectif informel de graphistes, plasticiens et graffeurs tombés tardivement dans un pot d’encre dont les réalisations seront d’abord simplement postées sur un Tumblr, avant d’être exposées à l’automne 2014 à la galerie Datta.

La mémoire dans la peau

Pour certains, ladite exposition sera une révélation, la découverte, quand bien même Lyon est depuis longtemps à l’avant-garde de l’illustration épidermique (grâce à des établissements comme Viva Dolor et Artribal) que le tatouage peut prendre d’autres formes que des ornements vaguement traditionnels, des « badasseries » animalières et des slogans mal orthographiés, sans que sa charge symbolique et sa capacité à fixer une rencontre s’en trouve altérées.

Qu’il peut ressembler à des eaux-fortes aux effluves tragiques, comme chez All Cats Are Grey, graphiste qui revisite l’imagerie old-school (la mort, les femmes, les armes blanches…) à l’aune d’un bagage rock pour le moins revêche – la pochette du premier EP de Grand Blanc, c’est lui.

Qu’il peut évoquer des détournements inconscients des préceptes de la ligne claire, à l’instar des créations de Paolo, diplôme de la réputée École Cantonale d’Art de Lausanne qui, poussé par son maître Xoïl (de Needle Side, à Thonon-les-Bains), s’est fait une spécialité du tatouage à main levée :

« C’est le moyen le plus honnête que j’ai trouvé d’obtenir une iconographie en fonction de la discussion que j’ai avec le client. C’est du jazz. Il y a de l’improvisation, de la spontanéité, de l’intensité et, par définition, aucune erreur possible. »

Qu’il peut détourner, comme le fait NOWE, graffeur inspiré par le maître de l’horreur hyper-réaliste Alex D. West, une certaine culture pop (en l’occurrence les cartoons des années 30) pour mieux renouer avec les impératifs de lisibilité et d’impact du tatouage traditionnel.

Qu’il peut, enfin, ne ressembler à rien de connu, dans le cas des bestioles, objets et organes plus ou moins fantaisistes que Tony, fort d’une posture de designer (pour le souci d’efficacité et le recours à un cahier des charges très précis), transforme en hybrides visqueux et mouchetés.

Pour les intéressés, elle aura été la confirmation d’une vocation qui, plus qu’aucune autre, se transmet comme un virus, d’humain à humain. Tony conclue :

«La peau c’est le medium d’identification ultime. Il y a de l’engagement, de la douleur. Tu rentres dans une bijouterie, tu donnes de l’argent, tu as ta bague. Ici, tu donnes de l’argent, mais tu vas en chier ta mère avant d’avoir ce que tu veux. Ça crée des rapports très forts, très complexes et très intéressants. Et puis c’est un vrai métier. Je fais un beau tatouage comme un menuisier fait un beau meuble ou un boulanger un bon pain. Il y a de la noblesse là-dedans. Je suis fier de tatouer. Et je le serai encore plus dans dix ans, quand je pourrai commencer à véhiculer ces choses-là à un apprenti.»

D’ici là, une chose est sûre : ces quatre-là vont tout bousiller.

Encrage local

Si Biribi est, sur Lyon, le studio qui formalise le plus intentionnellement cette sorte de politique des auteurs appliquée au dessin sur peau, il n’est pas le seul à la mettre en application. Dans les six derniers mois, deux autres lieux renouant à leur façon avec les racines prolétariennes du tatouage ont ouvert leurs portes et ils sont, drôle de coïncidence, eux aussi basés dans ce simili quartier portuaire qu’est le septième arrondissement.

Et carrément dans la même rue, dans le cas de Smolll Tattoo, boîte noire achalandée comme une galerie d’art dont l’enseigne ornée d’une pieuvre avec deux haches ne laisse planer aucun doute quant à la clientèle visée : elle sera avertie ou ne sera pas.

Web designer devenu un pro du tatouage dit néo-traditionnel, une relecture de sujets vintages par des emprunts contemporains (au cartoon, au au jeu vidéo) et des techniques picturales avancées (dégradés, ombrages) dont ses portraits victoriens sont la plus belle expression, Smolll confirme :

«Le nombre de shops sur Lyon est assez important, cela étant, aucun ne correspondait à ma vision actuelle du tattoo. Nous cherchons à toucher une communauté réellement attirée par notre art.»

Pour ce faire, lui et ses deux acolytes, eux aussi autodidactes – Captain Chaos, illustrateur excellant dans la trichromie sanguine, et la polyvalente DameLise, la seule à avoir toujours travaillé à même la chair – ont bien sûr un recours extensif aux réseaux sociaux – Instagram étant au tatouage ce que Soundcloud est au DJing – n’hésitant pas, quitte à faire tiquer les puristes, à mettre en jeu des flashs.

Plus proche de la Guillotière, Le Tigre Noir pourrait être de ceux-là. D’abord « simple » galerie (ouverte en 2012) avant un ravalement et un changement de nom, ce parlor à la physionomie orientale est pourtant mu par une même quête de spontanéité et d’écoute, que résume en une comparaison Saint Molotov – un ex-ouvrier qui a ramené de quelques voyages spirituels tout un bestiaire à rouages – l’un de ses trois résidents :

«Le Tigre Noir est un temple mystique et brut où l’on travaille et expose comme dans une maison. Une petite maison avec cour sur l’intérieur des vies.»

Ultime preuve que si les yeux sont le miroir de l’âme, les tatouages en sont pour tout ce petit monde les empreintes.

Biribi
66 rue Sébastien Gryphe, Lyon 7

Smolll Tattoo
141 rue Sébastien Gryphe, Lyon 7

Le Tigre Noir
5 rue Bonald, Lyon 7

Par Benjamin Mialot, sur lepetit-bulletin.fr


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