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Exposition Erró : un artiste monstre au musée d’art contemporain de Lyon

Le Musée d’art contemporain de Lyon consacre une grande rétrospective au peintre d’origine islandaise Erró. Un glouton d’images, un génie du montage et un témoin kaléidoscopique de son temps.

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L'oeuvre Foodscape (1964) d'Erró.


Parmi les 550 œuvres de la rétrospective Erró (une goutte d’eau extraite d’un océan comptant aujourd’hui quelque 12 000 opus), prenons le tableau Foodscape de 1964, premier des grands tableaux-paysages (dits Scapes) composés par Erro à partir de collages d’images. Sur deux mètres de hauteur et trois de large, le regard s’y perd littéralement parmi une folle prolifération d’aliments et d’emballages, étagés en perspective infinie.

Pas la moindre parcelle de vide sur cette toile, pas le moindre espace de « respiration optique », mais une saturation étouffante de bouffe et de couleurs, de signes et de marques.

« J’éprouve, déclarait Erró, un vif plaisir devant la quantité. Cela me rappelle quand en Islande, les bateaux rentraient au port regorgeant de harengs ».

L’artiste aurait-il une certaine peur du vide, dont il se défendrait alors par une boulimie iconographique et picturale, une potomanie de flux d’images et d’accumulation visuelle ?

On pourrait du coup s’amuser à établir toute une psychopathologie sauvage de l’artiste se déclinant en angoisse du vide ainsi qu’en difficulté à établir des limites entre l’autre et soi, en difficulté même à établir des limites à son corps propre. Pathologie sublimée en la géniale « indistinction » opérée par Erró entre culture populaire et haute culture, références picturales historiques et bande dessinée, représentations du réel et imagerie fantasmagorique.

Les toiles gigognes de Erró sont une sorte de folie visuelle, qui affole le regard autant qu’elle rend compte de celle du monde.

Erró, Silver Surfer Saga, 1999.
Série Saga of American Comics. Collection de l’artiste.
© Adagp Paris, 2014

A perte de vue

Cette démesure s’accompagne cependant d’un soin très précis apporté à la composition. Erró a un sens inouï de la couleur, du mouvement, du montage, du télescopage des images. Et ce jusqu’à la provocation, parfois aussi simple qu’efficace : par exemple avec ses tableaux érotiques, où des estampes pornographiques japonaises côtoient de violentes représentations de guerre.

Clash des significations et clash des images qui électrifient les toiles, quand ils ne provoquent pas ces véritables hallucinations où l’œil ne peut que s’égarer parmi l’infini des détails.

Avant d’évoquer trop rapidement et naïvement les flux d’images des médias télévisés et d’Internet (qu’Erró n’utilise d’ailleurs pas du tout), avant de crier à la saturation et au trop plein de sa rétrospective au Musée d’Art Contemporain (où l’accrochage chronologique et thématique s’avère au contraire très réussi), il faut rappeler les rapports assez directs qu’entretient Erró avec la peinture religieuse ou d’histoire, le baroque, voire les mosaïques du VIe siècle ornant la chapelle byzantine de Ravenne.

Ces inspirations anciennes croisent celles de la société de consommation, de vitesse et d’abondance du XXe siècle, de la société du spectacle décriée par Guy Debord :

«Le déclencheur des Scapes au milieu des années 1960 a été cette société de consommation débordante… Le monde était en train de s’accélérer, nous vivions tous à 100 à l’heure… Les États-Unis représentaient alors l’archétype de cette société. Je me souviens d’une grande surface avec des tonnes de gâteaux, de friandises, de pièces de viande, de légumes. J’ai reçu ce signal de plein fouet».

 

Des corps-monstres aux images-monstres

Des années 1960 à aujourd’hui, les Scapes d’Erró dériveront peu à peu de la guerre du Vietnam aux guerres d’Irak en passant par celle des Malouines, leurs dimensions s’étireront jusqu’à une dizaine de mètres de long, tandis que les super-héros des comics américains demeureront présents, intemporels protagonistes d’une guerre des images perpétuelle.

Mais le plus passionnant de l’oeuvre d’Erró n’est pas là. Il est dans ses débuts (à la fin des années 1950), lorsqu’il croisait les influences du surréalisme, de Roberto Matta et de l’expressionnisme allemand. Erró s’emparait alors d’une thématique forte (le devenir machine de l’être humain) qu’il déclina en sculptures, performances, films (ne pas rater le formidable Concerto mécanique pour la folie filmé par Eric Duvivier), collages, peintures…

L’artiste y compose des portraits où les visages humains sont rongés, prolongés par des éléments mécaniques, formidables tableaux aux confins du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et des Temps modernes de Charlie Chaplin. Soit, par exemple, un intérieur d’usine où des singes déments sélectionnent et montent des corps humains à la chaîne.

Avant l’atrocité de l’actualité, Erró explorait celle d’une époque biopolitique où taylorisme, reproduction industrielle et biotechnologies règnent en croisant leurs puissances désastreuses et effrayantes.

Concerto mécanique pour la folie filmé par Eric Duvivier

Avec le temps, il est ainsi passé du corps à l’image, mais en conservant une même passion pour la reproduction et la prolifération industrielles, l’hybridation, la métamorphose et, surtout, le monstrueux.

Rétrospective Erró au Musée d’Art Contemporain jusqu’au 22 février 2015.

Par Jean-Emmanuel Denave sur petit-bulletin.fr.


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