Ils trônent par milliers emmitouflés dans un tissu de jute dans un hangar de l’entreprise Najel, à Villeurbanne. Seul le parfum propre au savon d’Alep suggère le chemin à prendre pour pénétrer les locaux. Là, ces trésors des salles de bains attendent leur prochaine destination : les étals des marchés et supermarchés. Un miracle quand on sait d’où ils viennent.
Avant d’arriver dans cette société de fabrication et distribution de savons d’Alep de la banlieue lyonnaise, les savons ont parcouru près de quatre mille kilomètres, traversé la Méditerranée, passé des dizaines de checkpoints, essuyé les bombardements.
Malgré une guerre sans répit que se livrent depuis 2011 armée syrienne, rebelles et combattants islamistes, Manar Najjar, le patron de Najel, continue la fabrication de ce pain mythique. À distance. Il n’est plus retourné en Syrie depuis le début de la guerre.
C’est son frère Samer, resté lui au pays, qui gère la production. La récolte a commencé mi-octobre par la cueillette des olives et des baies de lauriers, ingrédients de base qui donnent au savon cette odeur si particulière. Une récolte au milieu des bombardements, dans l’angoisse du lendemain.
“Les gens continuent à travailler car ils ont besoin de vivre !”
“La situation est très difficile, confie Manar Najjar. En ce moment, j’ai très peu de nouvelles. Il n’y a pas d’électricité, pas d’internet là-bas. Mon frère doit passer la frontière turque pour me contacter”.
La savonnerie des Najjar est installée au nord d’Alep. Non loin de Kobané.
Dans cette localité à majorité kurde et proche de la Turquie, les djihadistes ont lancé une offensive depuis mi-septembre, provoquant la mort de centaines de civils et l’exode de plusieurs milliers de personnes. L’entrepreneur villeurbannais n’est pas confiant. Plutôt résigné :
“Je suis sûr que les familles ont commencé à cueillir les olives. Malgré la guerre, les gens continuent à travailler, ils ont besoin de vivre !”.
Pour la cueillette, une quarantaine de familles syriennes sont mobilisées jusqu’à fin novembre. Manr Najjar poursuit :
« Nous avons des contrats pour quatorze champs d’oliviers, soit 10800 arbres. Depuis le début de la guerre, nous avons aussi de gros problèmes pour ramasser les baies de laurier qui se situent dans une vallée entre deux chaînes de montagnes, près de la côte méditerranéenne, à côté de Masyaf. C’est là que les groupes armés sont postés”.
“Les passages de containers se monnayent aussi à plusieurs milliers de dollars”
La dernière cargaison de savons d’Alep à destination de la société de Villeurbanne est arrivée en avril dernier. Six containers de plusieurs milliers de savons. Manar Najjar raconte les tours et détours :
“Nous les avons attendu deux mois car la route que nous devons prendre est bien plus longue qu’avant. Avant le début de la guerre, il nous fallait faire 360 kilomètres pour rejoindre le port de Lattaquié (Ndlr, à l’ouest) et envoyer notre marchandise en France. »
Désormais, ses transporteurs doivent rouler 2200 kilomètres car ils ne peuvent plus emprunter les grands axes. « Trop dangereux ». Il faut passer par les villages ; les chemins sont coupés et séparés entre différents groupes armés.
Un parcours du combattant qui a d’ailleurs fait prendre au savon d’Alep quelques centimes d’euros dans les rayons des supermarchés.
“Les passages de containers se monnayent aussi à plusieurs milliers de dollars », explique Manar Najjar.
Et les camions peuvent rester des semaines dans un village avant de pouvoir en ressortir.
Rançons et pâte à sécher
Dans cette guerre où le business n’est jamais ennemi, les prises d’otages et les demandes de rançons sont aussi courantes.
“Entre 2013 et 2014, nous avons dû payer cinq rançons, ajoute-t-il. Douze ans de Smic syrien à chaque fois”.
Payer est le seul moyen de ne pas perdre une cargaison. Devenue très précieuse.
En Syrie, avant le début du conflit, une quarantaine de maîtres savonniers se partageaient la production de cet or vert. On les compte désormais sur les doigts d’une main. La famille Najjar résiste. Leur première savonnerie a été créée par l’arrière-grand-père en 1890.
“Mon grand-père a inventé le savon liquide”, prétend fièrement Manar.
Les petits-fils exportent, en plus des traditionnels savons, toute une gamme de produits réputés pour leurs propriétés, dans 31 pays : Japon, États-Unis, France, Maroc, Pologne, Roumanie.
“Jamais, je n’arrêterai”, insiste-t-il, ému. Cet ancien médecin, arrivé en France il y a plus de trente ans, peut parler des heures de son savon au cœur vert, qu’il a fait certifié AOP en 2011.
“Il reste quinze millions de Syriens, il faut les faire vivre”, dit-il.
Après un mois de cueillette, les olives seront triées puis cuites dans un chaudron à vapeur, cet hiver.
La pâte sera ensuite étalée au sol et séchera pendant plusieurs mois. Au milieu des bombardements, comme depuis trois ans.
Chaque année, l’entreprise produit plus de trois millions de savons.
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