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Idiocracy mon amour

Assez parlé d’une actualité cinématographique qui ne le mérite plus depuis trop longtemps, place à la rétrospective qui met du baume au cœur et lave les âmes. Idiocracy, l’un des meilleurs films de la décennie écoulée, est une œuvre totalement maudite, dont personne ou presque ne connaîtrait l’existence si sa récupération par les internautes ne l’avait sauvée de l’oubli.

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Idiocracy mon amour

Été 2001. Mike Judge patiente dans la file d’attente d’une attraction de Disneyland avec ses filles. Derrière eux, deux femmes échangent subitement des tombereaux d’insultes, avec les progénitures prostrées dans leur poussette pour directs témoins. Deux pensées traversent l’esprit du créateur de Beavis & Butt-Head : ce n’est sûrement pas comme ça que le grand Walt imaginait l’émulation de l’esprit Disney, et nous voilà bien loin de l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick.

Et si le futur se révélait plus proche des beuglements du Jerry Springer Show que de la voix feutrée de HAL dans 2001 ? L’idée fait son chemin, d’autant que Mike Judge doit contractuellement un autre film à la Twentieth Century Fox.

La production de son premier essai hors animation, Office Space (vaguement connu en France sous le titre inénarrable de 35 heures c’est déjà trop), s’était déroulée dans la douleur. Les exécutifs contestaient le casting, les morceaux gangsta-rap sur la bande-son, le rythme des scènes, l’humour même.

Au terme de longs mois de placard, d’une véritable guerre des nerfs de la Fox face à la volonté de Mike Judge de ne rien lâcher, le film était sorti en toute discrétion, peinant logiquement à rembourser sa mise sous le regard approbateur des décideurs confortés dans leurs opinions. Un an plus tard, le succès délirant du film en DVD les voyait néanmoins changer d’avis et applaudir leur précieux poulain à tout rompre. Quand est-ce que tu nous tournes la suite Mike ? Meh. C’est pas l’envie qui manque, mais presque.

Judge développe un nouveau script avec son collaborateur Etan Cohen, principalement pour le fun, sachant qu’il n’a que de faibles chances d’être validé. Une comédie d’anticipation sur l’abêtissement des masses, partageant quelques points communs avec la nouvelle de Cyril M. Kornbluth, The Marching Morons (La Longue Marche des Cornichons, en français, sic again).

Soit un individu lambda qui se réveille dans un futur peuplé d’abrutis, dont il sera plus ou moins forcé de prendre le destin en main. Là où l’anti-héros de la nouvelle se transformait en potentat génocidaire, Joe Bauers, la figure centrale malgré elle du scénario de Mike Judge, passe du statut de badaud incrédule à celui de leader naturel face au crétinisme encouragé par la télévision, les grandes marques, et un gouvernement en déroute.

Une fable alarmiste, où l’espoir point en dépit du mauvais sens. Un matériel corrosif, prenant le temps de poser un univers aux codes hilarants. Mike Judge pourrait jurer que la Fox va rejeter le projet : il n’en sera rien. À sa plus grande surprise, le conseil juridique du studio l’enjoint même à multiplier les détournements ironiques de grandes marques – dans les premières versions, seule la mutation de la franchise Starbucks en maisons de passe était évoquée.

Les premiers accrochages entre Mike Judge et la production interviennent néanmoins dès la phase de casting ; le choix de Luke Wilson dans le rôle principal ne semble pas convenir aux cadres de la Fox. Le réalisateur s’accroche. A peine le tournage commencé, les retours des exécutifs sur les rushs sont désastreux.

Le studio coupe au dernier moment les fonds nécessaires à la réalisation des effets spéciaux – Judge fait appel aux bons services de son pote Robert Rodriguez, qui lui finalisera des plans à titre gracieux (les mauvaises langues diront qu’il s’agit sans aucun doute de la plus importante contribution du réalisateur de Machete au 7e art).

Fini, monté puis remonté, le film dort sur les étagères pendant plus d’un an. La Fox brandit le spectre de réactions catastrophiques en projection test comme seule explication de sa rétention.

Plusieurs festivals internationaux tentent d’inclure Idiocracy à leur programmation, mais se voient déboutés par la Fox. Idiocracy sort finalement le 1er septembre 2006, dans une combinaison ridicule de 125 salles réparties dans six villes à travers le pays – à titre de comparaison, un circuit de 600 salles est considéré comme une petite sortie pour un studio aussi proéminent. Le film n’est pas projeté à la presse, n’a pas de bande-annonce.

Dans les programmes en ligne comme le site Moviefone, Idiocracy n’est même pas désigné sous son titre, mais sous celui de The Untitled Mike Judge Project. Le film est envoyé au casse-pipe. Sa distribution, ou plutôt son absence, est le stigmate évident que ses bailleurs de fonds cherchent à s’en débarrasser comme d’un furoncle honteux.

Pour la poignée de curieux qui ose encore se déplacer en salles, l’objet doit être particulièrement horrible et difforme pour qu’on le dissimule à ce point – il n’en est rien, bien au contraire. Les rares observateurs ayant tenté l’aventure ne manquent pas de remarquer que le catalogue Fox aligne cette année-là nombre de films infiniment plus honteux.

En France, le film sortira huit mois après son exploitation américaine, dans une poignée de salles parisiennes, avant de réapparaître furtivement dans un coffret « comédie américaine » entre deux longs métrages des frères Farrelly, sous le nouveau titre mensonger (car à contre-sens) de Planet Stupid.

Histoire d’en rajouter une couche à son marketing désastreux, la Fox autorise en 2007 la commercialisation en produit dérivé de la boisson Brawndo, le « mutilateur de soif aux electrolytes », au gré d’une campagne virale bêtement agressive, à l’image des spots parodiés dans le film, mais sans jamais citer ce dernier. En quelque sorte, l’ultime affront à une œuvre dénonçant ce type de produit et leur promotion.

Le constat est sans appel : l’exploitation d’Idiocracy est un cas d’école, un travail de sape en bonne et due forme. Le précédent film de son auteur s’est imposé sur le long terme en succès fracassant, à la rentabilité inespérée pour un studio qui aura préféré flinguer son successeur plutôt que de chercher à capitaliser dessus – ce qui n’est pas peu dire considérant les forces en présence, et le budget de 30 millions de dollars ainsi jeté à la poubelle. À ce niveau, ça sent limite la vendetta.

Les théoriciens du complot n’ont pas manqué de s’en donner à cœur joie pour expliquer ce traitement de défaveur, surfant sur le silence forcément suspect du studio et d’un auteur supposé pieds et poings liés.

Lobbying des marques caricaturées ? Pourquoi pas, les recommandations du service juridique de multiplier les cibles pouvant dès lors être vues comme une façon de mieux savonner la pente. Pression de la maison cousine Fox News, représentée sous les traits d’une jeune femme au décolleté plongeant et d’un body-builder torse nu ? Possible, au vu du sens de l’humour approximatif de la bande à Rupert Murdoch.

Des proches du réalisateur dans son Austin natale mettent plutôt en cause son intégrité lasse de tout compromis, son bras de fer permanent avec Tom Rothman, gros bonnet de la Twentieth Century Fox pas vraiment réputé pour son allant de distingué négociateur. Chaque hypothèse est plausible, leur somme encore plus.

Aux lendemains de la sortie américaine, une petite dizaine de critiques clame son enthousiasme sur le net. La rumeur sur ce film « que la Fox refuse de vous montrer » commence tout juste à prendre de l’ampleur. Peu de temps après son apparition sur les sites de partage pirate, des internautes montent eux-mêmes une bande-annonce pour le promouvoir.

La force du bouche-à-oreille global finit par assurer au film la reconnaissance qu’il mérite, tout du moins dans son pays d’origine, où le néologisme « Idiocracy » est en passe d’intégrer le langage courant à la grâce d’icônes culturelles comme Kim Kardashian ou Honey Boo-Boo.

Dax Shepard, interprète de l’avocat Frito Pendejo, affirme que l’impact du film n’aurait sans doute pas été le même s’il avait bénéficié d’une sortie moins opaque. Rien n’est moins sûr, si ce n’est que la découverte du film est indéniablement irriguée de son aura interlope, de l’impression d’avoir mis la main sur un objet interdit, secret, qu’il faut absolument partager autour de soi. Un tour de force franchement inquiétant dans son aspect prophétique, dont le script, redoutable d’efficacité et d’intelligence, extraie tout le potentiel dangereusement comique de son univers.

Si le didactisme de la voix off donne parfois le sentiment de paraphraser ce qui se passe à l’écran, Mike Judge ne se contente pas de jouer du décalage signifiant, mais élargit plus d’une fois le spectre de son discours en incorporant d’authentiques scènes glauques, où le rire se transforme en silence terrifié.

Impossible, après avoir vu Idiocracy, de regarder tranquillement le Jerry Springer Show ou même Sharknado avec la distance pratique du second degré : le spectacle de la bêtise devient signe de la fin des temps. Le film de Mike Judge ne donne pas dans le clin d’oeil, plutôt dans le coup de boule préventif. C’est une machine à broyer le cynisme, qui ne vise jamais la facilité en dépit des apparences. Foncez le voir si ce n’est déjà fait, ce sera l’une de vos meilleures actions culturelles de l’année.


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