Petit Bulletin : Comment vous, écrivain sénégalais, avez-vous été amené à travailler sur le Rwanda ?
Boubacar Boris Diop : C’est un couple d’amis, du Tchad et de Côte d’Ivoire, qui a demandé à une dizaine d’écrivains du continent africain de venir travailler à cette question dans le cadre d’une résidence, quatre ans après les faits. Ils ont considéré que ce qui s’était passé là-bas était évidemment très important et que les auteurs africains n’en avaient que peu parlé. Cela peut paraître assez étrange, mais je peux vous dire que vingt ans après, l’Afrique n’a pas encore vraiment compris le génocide des Tutsis. Alors imaginez ce que cela pouvait être en 1998, quand nous sommes allés au Rwanda pour faire ce travail. Il y avait autour de cela un très grand silence. Alors que cela a été quelque chose de colossal : 10 000 personnes ont été tuées chaque jour pendant trois mois. Pour nous, c’était une manière de dire que ce silence-là était irresponsable.
« La honte d’être un intellectuel incapable de comprendre ce qui se passe »
Quels ont été vos premiers sentiments et réactions en découvrant l’ampleur et la nature de ce qui s’était passé ?
Il y a eu évidemment un mélange de colère et de compassion, de culpabilité aussi. Sentiments que tout être humain éprouve face à ce genre de situation et à la question «où est-ce que j’étais quand tout ceci se faisait ?». Mais le sentiment vraiment prédominant pour moi a été (il appuie ces deux mots, ndlr) : la honte… (silence). La honte d’être un intellectuel incapable de comprendre ce qui se passe. Parce c’était quand même très spectaculaire, c’était au grand jour, c’était des chiffres défiant l’entendement. Il y a eu tellement de morts (entre 800 000 et 1 million en trois mois, NdlR) que quatre ans après on pouvait encore sentir l’odeur des cadavres. Mais non, nous persistions à lire ces événements avec des grilles complètement périmées.
Lesquelles ?
La grille de lecture habituelle des massacres inter-ethniques tels qu’on pense les avoir toujours connus sur notre continent. Et qui traduit cette incapacité que nous avons à faire la différence entre ce qui se passe au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Congo, en Somalie… Tout est mis dans le même sac, car c’est tellement plus confortable de se dire : «on a compris, ce sont des massacres inter-ethniques, on a l’habitude». Mais ce n’est rien d’autre qu’une façon de détourner le regard. C’est cette honte d’avoir détourné le regard qui a été très forte. Pour moi, cette expérience a été une leçon d’histoire, en ce sens que, depuis le Rwanda, je comprends mieux ce qui se passe au Sénégal, en Centrafrique, au Nigeria. Nous devons comprendre que ce n’est jamais pareil d’un pays à l’autre. Nous avons trop longtemps fait, et nous faisons encore trop souvent, l’erreur de le croire.
« Les préjugés racistes des autres, nous nous les appliquons à nous-mêmes »
Qu’est-ce qui, selon vous, explique qu’en Afrique-même on a toujours tendance à plaquer les mêmes causes sur ce type d’événements ?
L’aliénation consiste quasiment toujours à fabriquer le discours qui a servi à vous dominer. Les préjugés racistes des autres, nous nous les appliquons à nous-mêmes, c’est aussi simple que cela. On parle d’ailleurs d’auto-racisme. C’est cette idée selon laquelle «nous sommes comme ça, que voulez-vous ?». C’est à nous de faire des efforts pour changer, plutôt que d’incriminer les autres. Mais penser comme cela nous évite de regarder les choses de plus près, parce que c’est trop dur. Nous nous réfugions donc dans des stratégies d’esquive.
Dans la postface à l’édition 2014 de Murambi, vous citez le professeur Jean-Marie Kayishema, qui voit dans le déficit de représentation symbolique de la société rwandaise, notamment du fait de l’évangélisation éclaire qu’elle a connue, une des causes du génocide. Est-ce que justement l’un des problèmes de l’Afrique ne réside pas dans le fait que la colonisation a plongé tous ces peuples dans une espèce de confusion identitaire absolue ?
Evidemment. L’un des grands romans de la question africaine est Le Monde s’effondre du Nigérian Chichua Achebe. Il décrit la rencontre entre l’Occident et l’Afrique, ce que Cheikh Hamidou Kane appela «le premier matin de l’Occident en Afrique». L’Occident arrive et c’est le commencement de toutes les déstructurations. Dans le cas du Rwanda, cela a été particulièrement violent, vif, parce que le premier européen à avoir mis le pied au Rwanda était un comte allemand nommé Götzen en 1892. Nous sommes donc pratiquement au début du XXe siècle et, à ce moment, les Européens connaissent déjà très bien l’Afrique, ils ont établis leurs catégories, leurs stratégies. Cela a été fatal au Rwanda, qui est d’ailleurs le premier pays avec le Burundi où s’impose le monothéisme.
Avec l’évangélisation, on enlève Imana (le Dieu unique ancestral des Rwandais et des Burundais, NdlR), on le remplace par le Dieu des chrétiens et du jour au lendemain tout ce qui est rwandais devient synonyme d’impiété, de paganisme. Dans d’autres pays, où le polythéisme reste présent, l’église catholique a été obligée de négocier avec les religions trouvées sur place. Ce qui fait qu’il y a de l’espace pour du syncrétisme : on peut être chrétien ou musulman et conserver d’autres croyances, une identité propre. Au Rwanda, ça a été impossible. Il faut savoir qu’en 1946, le Rwanda, en même temps que l’Espagne fasciste, a été consacré au Christ-Roi. En 1892, les Chrétiens arrivent et cinquante ans plus tard, le pays est consacré au Christ-Roi. Tout est allé trop vite, trop brutalement. Ce n’est pas étonnant que l’on ait autant tué dans les églises en 1994 (des milliers de Tutsis s’y réfugièrent, pensant qu’on les y épargnerait, ndlr).
S’est posée la question de «comment faire une bonne fiction avec « ça » ?»
Comment la forme du roman s’est-elle imposée pour l’écriture de Murambi ? On peut penser que, s’agissant d’un sujet pareil, c’est la chose la plus risquée qui soit…
Je m’étais proposé de ne pas écrire de roman, de faire un peu «chose vue, chose entendue». Mais très vite, par rapport à toute l’histoire hallucinante que j’entendais, à cette situation incroyable où la mort était de sortie, j’ai compris que la seule façon de raconter, c’était le roman. S’est posée ensuite la question de «comment faire une bonne fiction avec « ça » ?». J’ai beaucoup hésité. Si j’avais choisi de suivre la destinée d’un seul personnage, il aurait fallu que je trouve la force de raconter une histoire jusqu’au bout, dans une logique purement romanesque. En fin de compte, j’ai trouvé cette forme éclatée qui donne la parole à tous les protagonistes, mais aussi les sépare.
Parce qu’autant un génocide est un désastre collectif, autant il est vécu par chacun dans la solitude de sa conscience, de ses peurs, etc. La forme du roman devenait donc justifiée, y compris quant au poids des événements, parce qu’on se trouve face à des personnes qui racontent leur histoire et qu’il faut la respecter scrupuleusement. Je pense avoir été beaucoup aidé en cela par le fait que je suis aussi fondamentalement journaliste (Boubacar Boris Diop a notamment été directeur du Matin de Dakar, NdlR). Mais en fictionnalisant un peu, j’évitais justement de tomber dans le piège de l’Histoire ou du journalisme, pour que personne ne vienne me dire «ça c’est vrai» ou «ça c’est faux». De ce point de vue, la fiction était aussi une commodité. Mais je voulais surtout que le texte soit accessible, lisible, compréhensible, particulièrement par les jeunes générations d’Africains.
Quand vous dites « tous les protagonistes », vous ne faites aucune exception puisque vous donnez aussi la parole aux bourreaux…
Il s’agissait quand même de témoigner, or témoigner veut dire donner la parole à tout le monde, sans exception. Je voulais permettre aux bourreaux non pas de se justifier, mais de répéter dans un roman ce qu’ils n’ont cessé de dire, par exemple, sur la tristement célèbre Radio des Mille-Collines. Il fallait aussi donner à entendre cela. Ce n’était pas du tout dans un souci d’objectivité ou d’équilibre de paroles. Les bourreaux n’avaient rien à dire que l’on pouvait entendre, mais il était nécessaire que cela soit écrit, pour que l’on sache comment on en est arrivé là. Murambiest un roman de témoignage mais aussi un roman de parti pris. Un roman qui dit qu’il y a des bourreaux, des victimes, et qu’il faut se ranger du côté de ces victimes. Ce parti pris n’est pas politique, c’est le parti pris des enfants, des vieillards, des femmes, de tous ceux qui ont été massacrés.
Il y a une chose dont on ne peut pas faire l’économie dans cette histoire c’est le rôle pour le moins trouble de la France. A cet égard, il y a une scène assez incroyable dans le roman : cette rencontre entre le personnage du Docteur Karekezi, qui a fait massacrer 50 000 personnes dans une école – dont sa femme et ses enfants tutsis – et un colonel de l’Armée française obligé de l’évacuer le lendemain avant l’arrivée du FPR. Est-elle particulièrement symbolique du rôle de dupe joué par la France ?
Le rôle de la France, moi je le découvre quand je vais au Rwanda. Autant dire qu’au Sénégal personne n’en parlait. Là, dans le roman, ce qu’on voit c’est le rôle de la France après la défaite du pouvoir hutu. On est en juillet, tout est fini. Le FPR a gagné parce qu’il faut dire que les Hutus, y compris l’armée, étaient plus occupés à massacrer des innocents qu’à faire la guerre pour défendre le pouvoir. Et côté français, on fait ce qu’on peut. Mais je me demande parfois si en France on sait bien ce qui s’est passé. Pourtant, beaucoup d’auteurs français ont écrit sur ce sujet. Je viens de finir la lecture du livre de François Graner, Le Sabre et la Machette, c’est tellement clair. Cette scène dont vous parlez est symptomatique de l’Opération Turquoise (opération française lancé fin juin 1994 visant officiellement à stopper les massacres mais qui conduira la France à être accusée d’un double jeu, NdlR). Turquoise ça a été cela, pas seulement cela, mais beaucoup cela.
Mais bien en amont de Turquoise, la France tient le Rwanda à partir pratiquement de juillet 1973. Les Français sont alors très importants là-bas, au point que lorsque l’avion du président Juvénal Habyarimana est abattu le 6 avril (événement déclencheur du génocide, NdlR), du 6 au 9 avril, le gouvernement intérimaire qui a organisé, planifié, exécuté le génocide est constitué à l’ambassade de France. C’est dans tous les bouquins, même Kouchner l’a rappelé il n’y a pas longtemps, et bien sûr il n’y a pas que ça : l’embargo est violé, on donne des armes à des gens qui sont en train de massacrer… en violant l’embargo des Nations-Unies !
La France a fait beaucoup de trucs pas très corrects – pour utiliser un euphémisme bien gentil – sur le continent africain, mais ça s’est toujours plus ou moins bien passé. Elle a réussi à brouiller les pistes. Avec le Rwanda, ça ne marche pas. Et cela marche d’autant moins que dès que l’on parle de génocide, toutes les grandes nations se tiennent à carreau. Les alliés occidentaux traditionnels de la France, sur cette question, refusent de l’appuyer. Et c’est aussi ce qui donne sa force à Kagame (l’actuel président du Rwanda, issu du FPR, ndlr), à lui et à d’autres. Mais en même temps ni la Belgique, ni les Etats-Unis, ni la Suède, ni le Canada ne veulent se trouver, dans ce conflit là, du côté de Paris. Parce qu’on parle là du dernier génocide du XXe siècle.
« Le mot « ethnie » est très contestable pour les chercheurs en sciences sociales »
Vous écrivez que la mémoire d’un génocide est paradoxale, que plus le temps passe, moins on oublie ce qui s’est passé. Mais il faut aussi continuer à vivre… Aujourd’hui, vingt ans après, qu’est devenu ce pays et comment vit-il avec cette mémoire si lourde ?
J’y retourne régulièrement, j’y étais évidemment pour le vingtième anniversaire et il était très prégnant que ces événements appartiennent désormais à l’Histoire. Par rapport à 1998, c’est un changement de perspective radicale. Aujourd’hui, les auteurs rwandais, comme Scholastique Mukasonga, inscrivent le génocide dans un mouvement historique qui démarre en 1959 avec la « Toussaint Rwandaise », qui chasse du pays des milliers de Tutsis.
Depuis cette date, les massacres et les exclusions n’ont pratiquement jamais cessé. Dès 1964, Bertrand Russell, prix Nobel de littérature, l’homme des tribunaux contre les crimes commis pendant la guerre du Vietnam, déclare que ce qui se passe au Rwanda est un génocide. Il est le premier à utiliser ce mot dès les années 60, et ça continue jusqu’en 1994, où les gens sont tués par milliers chaque jour. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que depuis 1994, au Rwanda, plus personne n’a été éliminé en fonction de son appartenance à une ethnie. Et d’ailleurs le mot « ethnie » est très contestable pour les chercheurs en sciences sociales, puisque le dieu, la langue, les traditions sont communs.
Quoi qu’on pense du régime de Kagame, depuis 1994, l’effort du vivre ensemble est devenu fondamental. On a supprimé les cartes d’identité ethniques établies par les Belges en 1939. On est Rwandais et non plus Hutu, Tutsi ou Twa. Bien sûr, les mots pèsent d’un poids bien léger par rapport à tout ce sang qui a été versé, mais l’effort est là. Tout cela a été construit pendant des décennies, la haine du Tutsi, défini comme un serpent, un cafard, jusqu’à l’apothéose de 1994. Aujourd’hui on en est sorti et on essaie de faire au mieux avec cet héritage, de faire un pari sur l’avenir et les nouvelles générations.
Est-ce que vous avez la sensation que ce livre a fait « œuvre utile » ?
Oui, en tout cas « œuvre de bien », pour le dire plus modestement. Ce livre m’a permis, à travers le monde entier, de parler avec des milliers de personnes. Et puis à l’époque, en 1998, il n’y avait pas encore eu tous ces livres, films, pièces de théâtre… Quelque part, avec les autres auteurs du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », nous avons ouvert la voie. L’intérêt pour le Rwanda se serait bien entendu manifesté tôt ou tard, sans nos textes, mais il se trouve qu’ils ont balisé le terrain.
« C’est maintenant aux Rwandais de parler de leur pays sous la forme romanesque »
Pour revenir à la mise en place et à la nécessité de ce travail, diriez-vous que lorsque vous êtes arrivés sur place, le Rwanda était dans un tel état de sidération qu’il était nécessaire que des écrivains venus de l’extérieur prennent en charge l’amorce d’un travail de mémoire et de compréhension ?
Sidération. C’est le mot. Les Rwandais étaient dans un état de sidération tel qu’écrire ou témoigner était au-dessus de leurs forces. Il fallait des personnes avec un minimum de distance – même si le mot est quasi inacceptable dans un cas pareil – pour en parler. Ce que nous avons livré, ce sont des textes urgents. Après cette période de sidération, il y a eu des témoignages. Et là, vingt ans après, on est dans la période de l’écriture romanesque par les écrivains rwandais. J’ai de toute façon toujours dit que les vrais grands romans sur le génocide des Tutsis du Rwanda seraient écrits par des Rwandais. Nous avons simplement été là pour présenter nos condoléances, ériger des stèles, participer au travail du deuil. C’est maintenant aux Rwandais de parler de leur pays sous la forme romanesque.
Propos recueillis par Stéphane Duchêne sur petit-bulletin.fr.
La littérature a-t-elle encore un rôle politique ?
Avec Boubacar Boris Diop, Martin Caparros, Christos Chryssopoulos et Patrick McGuinness
Aux Subsistances, samedi 24 mai.
Chargement des commentaires…