pour « anticiper les troubles à l’ordre public », mais en dehors du cadre légal.
En lançant les ZSP en septembre 2012, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Manuel Valls, voulait mettre le paquet pour réduire la délinquance dans ces quartiers dits « sensibles ». De nouveaux moyens pour lutter contre la délinquance devaient être expérimentés. Quelques mois plus tard, lorsqu’il en faisait un premier bilan, il affirmait que ces ZSP devaient être des « laboratoire[s] de pratiques applicables partout ».
Certains responsables policiers ont, semble-t-il, appliqué au pied de la lettre cet encouragement à l’innovation sécuritaire. Ainsi à Lyon, la Direction départementale de la sécurité publique du Rhône (DDSP) a créé un fichier des « perturbateurs », comme le révèle le mensuel Lyon Capitale dans son numéro du mois de mai.
Dresser la liste des « perturbateurs »
Par une note de service du 4 février 2013, à laquelle nous avons eu accès, le directeur départemental de la sécurité publique du Rhône, Albert Doutre, donne consigne de dresser la « liste des perturbateurs actifs » demeurant dans des zones ZSP.
Ces « perturbateurs » sont définis comme :
« en règle générale […] des délinquants multi réitérants dont le comportement génère un fort sentiment d’insécurité pour la population des quartiers ».
Ces « listes de travail » sont classées par quartier ZSP dans une « interface » nommée MORGAN (pour Méthode ORdonnée par Genre d’Archives Numérisées) accessible par l’intranet de la DDSP.
Nous avons eu également copie de ces « listes de multi réitérants ». Elles sont composées de 9 à 11 colonnes, avec les champs suivants à remplir :
- Nom
- Prénom
- Date de naissance
- Adresse du domicile
- Numéro de PV
- Date des faits
- Infraction
- Suites judiciaires; par exemple « convocation en Maison de justice », « écroué », « déféré »
- Observations du type « connu pour stupéfiants et vol de véhicule et fréquente les frères X ».
Dans certaines versions, il est ajouté le « nombre de rôle TAJ », c’est-à-dire, le nombre de mentions au fichier des antécédents judiciaires (TAJ) et le « nom du bailleur social », par exemple l’Opac du Rhône ou Grand Lyon Habitat qui gèrent la plupart des logements sociaux de ces quartiers.
Ce sont autant de critères qui font de ces « listes de travail » un fichier de police au sens de la loi du 6 janvier 1978.
Or ce fichier n’a pas été autorisé par un arrêté du ministère de l’Intérieur, comme le prévoit l’article 26 de cette même loi « informatique et libertés ». La CNIL qui doit être consultée sur ce type de fichier n’a en rien été informée.
« Pas de réponse pénale majorée », selon le procureur
Nous avons interrogé le procureur de la République de Lyon sur le sujet. C’est sous son contrôle qu’a été créé ce fichier.
Comme le chef de la police lyonnaise (dans un interview à Lyon Capitale), Marc Cimamonti récuse le terme de « fichier ».
Il revient sur la genèse de ces « listes de travail » :
« Dans les conseils locaux de sécurité, les élus dénoncent le comportement d’individus avec une préoccupation nominative. On doit alors rappeler que l’on ne sanctionne que des infractions pénales. Ce dispositif a donc pour objectif de cadrer les choses afin d’éviter tous les errements possibles. »
Le procureur insiste sur le cadre de « police judiciaire » du traitement de ces informations :
« On cible les individus qualifiés certes de « perturbateurs » mais qui ont commis de multiples infractions pénales. Ces informations ne sont consultables que dans un cadre de la police judiciaire. Et ces infos sont moulinées au sein des groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD) où il n’y a que de la police judiciaire. Il s’agit d’avoir un oeil plus particulier sur ces délinquants. Mais cela ne veut pas dire qu’on aura une réponse pénale majorée. Simplement, si ces individus commettent de nouveaux faits, on les replacera dans ce contexte-là, avec une procédure plus large ».
Le procureur de Lyon estime enfin qu’un arrêté ministériel n’est pas nécessaire :
« Ces listes résultent de fichiers régulièrement déclarés ».
Il veut parler essentiellement du Traitement des antécédents judiciaires (TAJ) et de la Main courante informatisée (MCI).
Pour le TAJ comme pour la MCI, les règles sont très précises sur la durée de conservation des données personnelles et sur les policiers et magistrats qui doivent être « nommément » habilités pour consulter le fichier.
Pour ce fichier lyonnais MORGAN, ce ne sont pas ces mêmes règles qui s’appliquent.
« Tous les services peuvent accéder à ces documents sous format PDF », indique la note de service.
Quant à la décision d’ajouter ou de retirer des « perturbateurs » des listes, « elle incombera à chaque référent ZSP, en lien avec le parquet et en fonction de l’évolution des parcours de délinquance ».
« Anticiper les troubles à l’ordre public créés par les perturbateurs »
Si nous suivons la logique du procureur de la République et du chef de la police de Lyon, cette liste ne constituerait pas un vrai fichier car elle ne fait « que » reprendre des données personnelles d’autres fichiers. Dans quel but la créer ?
Marc Cimamonti répond qu’il faut avoir un « outil plus précis » pour « mieux appréhender la situation », notamment lorsque les magistrats du parquet doivent décider des poursuites pénales. Ce fichier permettrait d’avoir un zoom sur la délinquance d’un quartier.
Mais dans sa note de février 2013, le chef de la police, Albert Doutre, indique une autre finalité assignée à ce fichier. Outre la tenue de la liste des « perturbateurs », « il s’agit également d’anticiper les troubles à l’ordre public créés par ces individus ».
Les individus semblent donc aussi fichés pour des infractions ou des « troubles à l’ordre public » qu’ils n’ont pas encore commis mais qu’ils vont potentiellement commettre.
C’est le point qui pose le plus question. Ici, on est loin du « cadre de police judiciaire » souhaité par le Procureur.
Les défaillances des fichiers de police
C’est au procureur de la République qu’il revient d’assurer le contrôle de ce fichier. Dans la pratique, il est bien difficile pour le parquet d’assurer ce contrôle. Ces fichiers de police fourmillent d’erreurs.
C’était le cas du fichier STIC. C’est toujours le cas du fichier TAJ qui lui a succédé en mai 2012, fusion du fichier police STIC, truffé d’erreurs, et du fichier gendarmerie JUDEX. L’interconnexion avec le fichier du ministère de la Justice nommé CASSIOPEE était censée corriger ces erreurs.
Mais la CNIL, dans un rapport de juin 2013, a une nouvelle fois pointé les nombreux dysfonctionnements. Notamment des personnes mises en cause, toujours affichées mais qui ont été innocentées, ou des contrôles du parquet encore insuffisants.
L’histoire des fichiers de police qui se répète
Avec ce fichier MORGAN, c’est l’histoire qui se répète. Les fichiers sont d’abord créés par les policiers puis « légalisés » par la suite, comme l’explique l’avocat Eymeric Molin, président de la commission pénale du barreau de Lyon :
« On pensait qu’avec la création du TAJ, c’en était fini de la création des fichiers « maison ». Il semblerait qu’il n’en est rien. La police continue à créer des fichiers dans son coin ».
De 1995 à 2001, le STIC a, par exemple, fonctionné dans l’illégalité et JUDEX, créé en 1985, ne fut quant à lui légalisé qu’en 2006, précisait le journaliste Jean-March Manach, un des spécialistes de cette question du fichage policier.
Le pénaliste lyonnais considère comme « dangereux » la création de ce fichier MORGAN :
« On ne sait pas bien qui peut y être inscrit, pendant combien de temps et qui va le consulter. Quant aux « suites judiciaires », c’est tout aussi lacunaire que dans les autres fichiers. On connaît les premières poursuites mais on ne sait pas quel ont été les jugements définitifs. On fait allègrement fi de la présomption d’innocence ».
Chargement des commentaires…