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Quand les disciples d’Alain Soral nauséabondent à Lyon

TRIBUNE/ Un des cours donné récemment par Philippe Corcuff à l’Université Populaire de Lyon et les critiques aux relents nauséabonds qui lui ont été faites sur le site des fans locaux d’Alain Soral, considéré comme un des principaux inspirateurs intellectuels de Dieudonné, contribuent à braquer les projecteurs sur un groupe porteur d’un néoconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste aux apparences « anti-système ».

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La photo d'Alain Soral utilisée pour son compte Twitter.

Par Philippe Corcuff et Haoues Seniguer

Dans un climat de crise économique et sociale, de brouillage des repères éthiques et politiques, ainsi que de montée des xénophobies et des nationalismes en Europe, dont la progression du Front National aux élections municipales en France constitue une des modalités, il paraît particulièrement opportun de démonter l’illusionnisme porté par ce type de discours.

 

La propagande soralienne à destination des milieux musulmans, à Lyon et ailleurs

La photo d’Alain Soral utilisée pour son compte Twitter.

Egalité et Réconciliation (ER), la structure dirigée par Alain Soral, possède une antenne locale dans la région lyonnaise. Comment rendre compte à grands traits de cette implantation ? C’est un territoire qui, manifestement, intéresse les épigones soraliens. Selon des chiffres d’une étude de l’IFOP de 2009, il apparaît que la région Rhône-Alpes figure parmi les régions les plus importantes en matière de présence musulmane sur son territoire, avec un taux compris entre 5 et 10%.

La région lyonnaise a également la particularité d’être un foyer important du militantisme musulman et/ou de personnes issues de l’immigration. En effet, l’un des premiers grands noyaux de l’islam de France a précisément émergé à Lyon avec la création en 1987 de l’Union des Jeunes Musulmans de France (UJM). Ce n’est donc pas un pur hasard qu’un débat vif et contradictoire a opposé en 2012, sur les plateaux du site Oumma.com, Abdelaziz Chaambi, lyonnais, membre fondateur de l’UJM et président de CRI (Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie en France), à Alain Soral. Ce dernier prétend que le tiers des membres de son association serait des musulmans.

« Exclusivité Oumma TV : le duel Alain Soral/Abdelaziz Chaambi », publié par Oumma.com, 23 mars 2012.

 

« Français de souche », « de branche » ou de « fraîche date »

Alain Soral, qui est tout à la fois un militant politique et un entrepreneur économique, semble avoir compris qu’il pouvait exploiter les fragilités socioéconomiques et les questionnements identitaires, souvent intriqués, de nos concitoyens de culture musulmane. Il s’agirait alors pour lui de transformer des secteurs de cette catégorie de la population en une force d’appoint au projet de société que tend à porter Égalité et Réconciliation.

Ce projet apparaît marqué par un fort nationalisme associé à deux caractéristiques : le racialisme et l’antisémitisme. D’un côté, « le président » (sic) oppose « Français de souche » à « Français de branche » ou de « fraîche date » (ce type d’énoncé est volontiers utilisé par ses partisans), avec, par ailleurs, un rejet et un mépris manifestes des immigrés et des étrangers ; de l’autre, le polémiste accuse « les juifs » en général, par leur cosmopolitisme et « suprématisme » supposé intrinsèque, d’alimenter l’anti-France, de faire systématiquement le jeu de l’État d’Israël.

Il y aurait ainsi pour Soral le peuple de France, un, homogène, de couleur blanche et de « culture catholique » séculaire, et, en face, tous les autres, qui demeurent des ennemis potentiels ou des adversaires, dont certains peuvent cependant être cooptés, dont « les musulmans patriotes ». Cette représentation manichéenne du monde procède à chaque fois d’un essentialisme profond, sur lequel nous reviendrons.

 

Les chargés de communication : Farida Belghoul, Albert Ali, Camel Bechikh

L’un des axes principaux de la propagande soralienne à l’adresse des musulmans de religion ou simplement de culture consiste à les convaincre que « la communauté juive » dans son ensemble, parfois désignée de manière euphémisée comme « sioniste », organiserait leur ostracisation par son influence déterminante sur les centres du pouvoir.

C’est le retour du thème traditionnel du « complot juif » ! Soral s’efforce alors de fédérer « les musulmans patriotes » autour d’un ennemi commun qui demeure toutefois labile, ce qui autorise une plus grande plasticité selon le public visé et les contextes de discours : « le système » (désignant tour à tour « l’Empire », « la finance internationale », « les banques », « le capitalisme », « les élites », « les médias », etc.), doté toutefois le plus souvent de tonalités « juives » stigmatisées.

Soral et ses affidés jouent sur un ressort principal, dont ils proposent moins le dénouement que l’entretien : le fait que l’islamophobie, c’est-à-dire les discriminations anti-musulmanes et/ou anti-maghrébines, ne soit pas élevée au rang d’un problème public appelant une action ferme de la part des gouvernants. On pourrait même parler d’une certaine porosité électoraliste des gouvernants vis-à-vis de l’islamophobie (voir les analyses des sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, dans Islamophobie, comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013). Elle commence par la non-reconnaissance officielle du terme même d’« islamophobie ».

Pour crédibiliser sa prétendue islamophilie et arabophilie, Alain Soral s’est attaché les services de trois personnages clés, destinés en quelque sorte à gérer sa communication et à étendre son aura auprès des musulmans de France : Camel Bechikh, président de Fils de France, membre de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), Albert Ali, lui-même membre de l’UOIF, et Farida Belghoul, initiatrice des JRE (Journées de Retrait de l’École) contre « la théorie du genre à l’école » et fermement convaincue, à l’instar de Soral, que dans la coulisse agirait « la France judéo, maçonnique, socialiste, parlementariste, sodomite ».


Conférence d’Alain Soral, Farida Belghoul et… par ERTV
Dans « De l’antiracisme à Égalité & Réconciliation : rencontre avec Farida Belghoul », enregistrée le 22 juin 2013 au théâtre de la Main d’Or, Dailymotion, 15 août 2013. citation prélevée autour de 52 mn 30 secondes.

 

Soral : des apparences de l’islamophilie… au paternalisme néocolonial

À y regarder de près, les discours de Alain Soral sont truffés de paralogismes ou de défauts de raisonnement majeurs, lesquels, néanmoins, n’apparaissent pas nécessairement en tant que tels, tant une rhétorique de la transgression permanente et la désignation de boucs-émissaires commodes est susceptible d’avoir des effets de brouillage.

Par exemple, les proclamations islamophiles et arabophiles de Soral apparaissent contredites par des relents arabophobes et néocolonialistes moins visibles, voire par un mépris de classe et un paternalisme qu’il n’a de cesse de reprocher à ses adversaires politiques. Dans sa vidéo d’avril 2012, « Pourquoi la communauté Arabo-musulmane n’arrive pas à s’imposer ? » :

« Les maghrébins ne savent pas demander gentiment (…) La communauté [maghrébine/musulmane, ndla] est la plus mal vue de France, la plus méprisée de France, la plus humiliée de France (…) Ils [les Maghrébins/musulmans, ndla] sont toujours les plus mal lotis parce qu’ils n’ont toujours pas accédé au pouvoir politique, parce qu’ils n’ont aucun pouvoir économique (…) Les maghrébins sont dans un échec total : ils n’ont jamais atteint l’autonomie (…) ils continuent à mendier le travail et à mendier le respect, c’est-à-dire qu’ils sont totalement dans l’indigénat ».

Autrement dit, « l’Arabo-musulman », aux yeux de Soral, demeure dans l’ordre des moyens et n’accède pas au rang de fin, c’est-à-dire ne devient pas, dans une logique kantienne, un sujet de droit d’égale dignité. En somme, le chef d’Égalité et Réconciliation n’est ni l’ami des déclassés sociaux, ni un combattant de l’islamophobie, il porte plutôt un projet du choc des identités et des civilisations, dont les fameux « musulmans patriotes » ne sont qu’un instrument.

Il ne peut pas, non plus, incarner la lutte contre les discriminations racistes, car il s’appuie sur une xénophobie (l’antisémitisme) pour en dénoncer une autre (l’islamophobie). Du coup, il perd un appui éthique fondamental pour la critique du racisme : le principe de commune humanité faisant de tous les humains, quelle que soit leur religion ou leurs cultures de référence, des humains au même titre. Il fait même reculer l’antiracisme, en alimentant les concurrences entre antiracismes et entre racismes.

 

Antisémitisme et islamophobie : s’émanciper des théories du complot

Les séductions rhétoriques portées par Alain Soral sont particulièrement nourries par deux ornières intellectuelles radicalement mises en cause par les sciences sociales contemporaines : le conspirationnisme et l’essentialisme.

Le conspirationnisme (ou théories du complot) consiste en une vision systématique d’un événement ou, plus largement, du cours de l’histoire humaine, mettant l’accent sur la manipulation consciente et cachée par quelques personnes ou groupes puissants. La critique de telles théories du complot ne remet pas en cause l’existence (bien réelle) de « complots », de manipulations cachées, de « coups tordus », etc. dans l’histoire humaine. C’est seulement l’hypothèse selon laquelle ces manipulations donneraient le La aux événements qui est refusée.

Ainsi, au lieu de faire des intentions manipulatrices de quelques puissants le cœur des mécanismes sociaux, les sciences sociales relocalisent la place des intentions humaines dans des mécanismes sociaux et historiques plus larges : le poids de structures sociales (de classes, de sexes, coloniales, etc.) pesant sur les intentions, la place des habitudes acquises, voire du non-conscient…

Les sciences sociales n’expliquent presque jamais un événement par un seul facteur (par exemple, un « complot ») : leurs explications recourent le plus fréquemment à plusieurs facteurs (la manipulation consciente et cachée pouvant être au plus une des composantes de l’explication). Á l’inverse, le conspirationnisme se présente donc comme une pensée magique au sein de laquelle domine une intentionnalité maligne ou « diabolique ».

La magie conspirationniste est souvent liée à une autre modalité puissante et peu visible de manichéisme, nichée dans les usages les plus ordinaires du langage : l’essentialisme. Le grand philosophe du XXème siècle Ludwig Wittgenstein a d’ailleurs associé ce travers de raisonnement à un écueil langagier : la « recherche d’une substance qui réponde à un substantif » (dans Le Cahier bleu et Le Cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p.51).

Un substantif, c’est un mot. Comme « les musulmans », « le voile (islamique) » ou « les juifs ». Or, de manière courante, on va fréquemment chercher derrière chaque substantif une substance ou une essence, c’est-à-dire une entité homogène et durable. Les sciences sociales s’intéressent, contre cette uniformisation du réel, aux contradictions de la réalité, aux diversités qui la peuple, en pointant certes des tendances dominantes, mais aussi des contre-tendances. Associé à cet essentialisme, le conspirationnisme pose ces essences comme des entités manipulatrices de l’ombre, par exemple sous la forme du « complot juif » ou du « complot musulman ».

 

Soral sur le chemin approximatif de… BHL

Á travers les pièges conspirationnistes et essentialistes, la rhétorique soralienne propose aux « musulmans patriotes » de combattre l’islamophobie en emboîtant le pas aux stéréotypes antisémites. Mais pour se défaire des préjugés islamophobes, ne doit-on pas plus radicalement mettre en cause les tuyaux essentialistes et conspirationnistes dans lesquels circulent sur le mode de l’évidence les discours islamophobes comme les discours antisémites ? « L’islam » et « les musulmans » comme essences maléfiques ou les amalgames entre « terrorisme », « islamisme » et « islam » comme participant d’un complot contre « la civilisation occidentale » en général ou contre « l’identité française » en particulier : ça ne vous rappelle rien ?

Les impasses conspirationnistes et essentialistes du point de vue de la connaissance ont un succès bien au-delà du soralisme, puisqu’elles affectent aussi largement l’extrême-droite classique, le centre et la gauche de l’échiquier politique. Or, avec le conspirationnisme et l’essentialisme soralien, via notamment l’usage du support vidéo sur internet et « le médiactivisme » qu’il produit (voir Médiactivistes par Dominique Cardon et Fabien Granjon), on a franchi un stade supplémentaire de délabrement des critères de la connaissance. La BHLisation, avec la place prise par les médias audiovisuels, avait constitué un premier palier dans cette dégradation à partir de la fin des années 1970.

Soral, bien que faisant fréquemment de notre BHL national un adversaire, pour des raisons d’antisémitisme plus que de défense de la rigueur philosophique, lui emboîte donc le pas sur le terrain de la dilution de la qualité intellectuelle, en allant même plus loin.

Or, paradoxalement, plusieurs indices laissent penser que la magie du verbe soralien a une certaine audience dans un public fréquentant ou ayant fréquenté l’université, donc doté d’un certain capital scolaire. C’est pourquoi l’université en général et les sciences sociales en particulier ont une responsabilité citoyenne en la matière.

 

Les auteurs

  • Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon et co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon ; il tient un blog sur Mediapart.
  • Haoues Seniguer est chercheur au Groupe de Recherches et d’Études sur la Méditerranée et le Moyen Orient (GREMMO) et enseignant à l’IEP de Lyon. Publications dans le Huffington Post.

> Une erreur rectifiée, la vidéo d’Alain Soral date de 2012 et pas de 2008.


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