Le 22 octobre 2013, un bel et sombre inconnu de vingt-quatre ans a les honneurs de Later… with Jools Holland, la Rolls musicale de la BBC où se pressent stars internationales et en devenir. Il y a là les Arctic Monkeys, néo-bourgeois du rock anglais après en avoir été les petites frappes, et même Sir Paul McCartney.
Le prince noir qui s’installe au piano est un géant, au sens propre : son mètre quatre vingt dix est surélevé d’une Pompadour portée comme une couronne. Ses doigts sont interminables et, lorsqu’il entame ce qui ressemble à une étude de Philip Glass, semblent totalement indépendants du reste de son corps, comme de cette voix ahurissante qui jaillit soudain. Tee-shirt décolleté sous un immense manteau noir, les pieds nus, le hobo au port aristocratique semble directement sorti de la rue, d’où un incontournable storytelling l’a arraché à une vie de galère et de bohème.
Est-ce parce que la transition est un peu violente d’un monde à l’autre que Benjamin Clementine irradie d’une présence aussi intense tout en donnant le sentiment d’être ailleurs, regard absent de somnambule en complet contraste avec une interprétation littéralement hantée ? Cette impression, Benjamin Clementine l’explique facilement. On pourrait croire au procédé, c’est tout le contraire :
« S’attendre à ce que je joue mes chansons deux fois de la même façon est illusoire. Dès l’instant où je monte sur scène, je laisse mon intégrité, mon esprit, mon expérience et mon désespoir se faire justice. »
Plus troublant encore :
« Une fois sorti de scène, je ne me souviens de rien. »
Il est bien le seul.
Comète
Ce soir-là, quelques semaines après une prestation remarquée aux Francofolies et quelques autres avant une résidence encore plus marquante à l’Aire Libre à l’occasion des Transmusicales, une étoile est née. Cette étoile, l’Angleterre la prend en pleine poire – même la légende Macca en tombe de sa chaise. Matthieu Gazier, le premier a avoir pris ce bel astre sous son aile avant de le signer sur son label Behind, confirme :
« Les Anglais ont découvert une comète qu’ils n’avaient pas vue arriver. »
Ébaubi, l’Evening Standard lui consacre un article fleuve au titre sans équivoque : «The Future Sound of London».
Ironique quand on sait que le jeune homme, s’il est né à Crystal Palace de parents d’origine ghanéenne et a poussé à Edmonton, au nord de Londres, a fait son baluchon de rien et ramené ses poches crevées à Paris il y a déjà 5 ans. Tout simplement parce que plus rien ni personne ne le retenait à Londres. Il n’a alors pas vingt ans.
Pourquoi Paris ? Pour cette aura romantique et bohème qui happe les artistes anglo-saxons comme on attrape des mouches ? En réalité, il serait allé partout ailleurs si la capitale française n’avait été la première destination du chapeau d’Internet.
Et pourtant, la bohème, Paris va la lui servir à la louche, et sans accompagnement :
«Benjamin s’est vite retrouvé à court d’argent, raconte Matthieu Gazier, il s’est alors souvenu que dans l’avion des gens lui avaient dit un peu sur le ton de la blague « Si tu ne sais pas quoi faire tu pourras toujours jouer dans le métro ». Il a fait ça pendant plus de deux ans. Sur la ligne 2.»
C’est là qu’un ami de Matthieu Gazier le déniche, lui proposant un test dans son studio de Barbès, avant de le présenter à celui qui deviendra d’abord son manager. Ensemble, ils travaillent le live, d’abord en groupe, formule «déjà-vue» rapidement abandonnée au profit du piano-voix. «Là, dit Matthieu Gazier, c’est devenu évident».
Expressionniste
Clementine écume alors les bars, y rodant ces chansons si singulières qu’il dit cueillir presque malgré lui :
«Ce sont davantage des poèmes, j’ignore d’où ça me vient. Si un jour je le découvre, je vous le dirai», promet-il pour la forme.
Les influences sont multiples – Gil Scott-Heron, Erik Satie, Antony Hegarty, Nina Simone… – mais elles filent entre les doigts à chaque écoute. Il ne nie pas avoir écouté les deux écorchés scéniques qu’étaient Brel et Ferré mais décline la comparaison :
« Je trouve ça très flatteur mais je ne pense pas appartenir à une quelconque catégorie de chanteur. Je ne me considère même pas comme un musicien. Je suis intrinsèquement expressionniste, que ce soit à travers la musique, l’écriture, le sport, la peinture, ou simplement en tant qu’être humain. »
Matthieu Gazier ne dit pas autre chose de l’entièreté de son poulain :
« Il est à la fois hyper fort quand il a envie d’imposer un truc, physiquement très imposant, très théâtral, mais aussi fragile, hyper sensible. Il ne court pas après les choses auxquelles courent les mecs de vingt-cinq ans. »
A commencer par le succès, qui lui tendra les bras dès lors que son futur album tiendra les promesses entrevues jusqu’ici en live et sur un trois titres, Cornerstone :
« Pour être honnête, se défend-il, je ne me sens pas en demeure de tenir la moindre promesse à qui que ce soit, ajoutant, comme par coquetterie : je pourrais très bien décider de publier mon album dans dix ans. »
Même chose lorsque l’on souligne comme a dû lui être agréable cet accueil anglais si enthousiaste, tordant le cou a cette fausse vérité selon laquelle on n’est jamais prophète en son pays :
« Mon pays, désormais, c’est la France. Je vis à Paris depuis cinq ans, alors si ce n’est pas mon pays, de qui est-ce le pays ? Je suis un prophète en mon pays : et ce pays c’est la Terre. »
Le Monde ne suffit pas, disait un autre fameux Anglais au costume noir. Mais c’est un bon début.
Par Stéphane Duchêne sur petit-bulletin.fr.
Clementine [+ Anne Sila]
Au Sucre, jeudi 27 mars
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