Wes Anderson : Est-ce un «entretien» [en français dans le texte, NdlR] ou une interview ? Appelons-ça un entretien…
Petit Bulletin : C’est votre premier film à se dérouler en Europe et c’est aussi votre premier film historique…
Faire un film sur l’Europe, c’était le point de départ. J’ai passé beaucoup de temps en Europe au cours des dix ou douze dernières années et, plus récemment, j’ai beaucoup lu Stefan Zweig et d’autres textes à propos de l’Europe. C’est pour cela aussi que j’ai choisi un contexte historique.
Mon ami Hugo et moi avions l’idée d’un personnage inspiré par quelqu’un que l’on connaît, mais nous l’avons situé dans le passé uniquement à cause de Zweig. Sans adapter une histoire de Zweig, nous avons essayé d’adapter sa personnalité d’écrivain.
Vous avez choisi une époque, mais vous avez inventé un pays imaginaire. Est-ce pour être fidèle à votre style personnel ou est-ce pour éviter des références trop directes à la Guerre, l’Holocauste ou le communisme ?
Non, je pense que nous nous y référons malgré tout. Et je me fiche de mon style, je n’y réfléchis même pas. Pour moi, il y a une liberté à créer notre propre pays, et cela me donne plus d’opportunités pour utiliser des choses que j’ai lues ou que j’ai vues. Je peux tout faire rentrer de cette façon-là.
En inventant notre propre version de l’Histoire, cela me permet de parler de choses qui me tiennent à cœur, mais je peux y incorporer des détails piochés n’importe où. J’ai été moi-même surpris de la manière dont tout cela s’est mélangé.
Vous dites que votre inspiration vient de Zweig, mais avez-vous aussi pensé à des cinéastes comme Von Sternberg, Lubitsch ou Billy Wilder, des cinéastes européens qui sont venus tourner à Hollywood ?
J’y ai pensé, et notamment aux films que ces gens venus de Berlin, de Prague ou de Vienne tournaient à Los Angeles des histoires qui se passaient à Budapest ou Varsovie. Nous avons fait notre propre version de cela. Moi, un Américain, faisant un film en Allemagne, à la frontière de la Pologne, très près de la République tchèque, mais en en donnant ma propre vision.
Nous avions une méthode étrange sur ce film : la plupart des décors ont été construits, mais ils ont été construits dans des décors naturels. Ce que vous voyez existe, mais a été modifié pour ressembler à un film hollywoodien.
Lubitsch est la plus grande inspiration pour ce film, plus que les autres. Mais il y avait aussi un film de Frank Borzage, The Mortal storm, que j’ai beaucoup regardé au cours de mes recherches, et un autre de Rouben Mamoulian, Love me tonight. On dirait un film de Lubitsch, alors que ça date de 1929, avant les parlants de Lubitsch… Nous avions tout un stock de DVD que nous avons amenés en Allemagne, et toute l’équipe et le casting regardait ces films.
The Grand Budapest Hotel – Bande-annonce par AficiaInfo
De Wes Anderson (ÉU, 1h46) avec Ralph Fiennes, F. Murray Abraham…
Le film retrace les aventures de Gustave H, l’homme aux clés d’or d’un célèbre hôtel européen de l’entre-deux-guerres et du garçon d’étage Zéro Moustafa, son allié le plus fidèle.
Comment travaillez-vous avec votre équipe technique, notamment les costumes et les décors ? Par exemple, comment avez-vous décidé des couleurs dominantes du Grand Budapest dans son époque glorieuse, le rouge, le rose et le violet ?
J’ai dit au «production designer» que dans les années 30, l’hôtel devait ressembler à un gâteau de mariage, ou à un glacier. En revanche, dans les années 60, j’ai voulu des dominantes orange et vertes, semblables aux meubles en plastique de l’Amérique des années 70. Ça devait aussi renvoyer au communisme, mais ce n’était pas dans le scénario, c’est arrivé au cours de nos voyages dans cette partie du monde. C’est en étant physiquement sur les lieux que ces idées sont venues.
Considérez-vous vos comédiens comme une famille qui s’agrandit ? Et comment y incorporez-vous les nouveaux acteurs, par exemple, Ralph Fiennes ici ?
Je considère effectivement qu’il s’agit d’une famille qui s’agrandit… Sur ce film, il y avait un très gros casting, et nous vivions ensemble dans un petit hôtel, nous mangions ensemble tous les soirs. Quand nous faisions Darjeeling Limited en Inde, nous avons vécu ensemble aussi, mais c’était un petit groupe. Cette fois, cela ressemblait vraiment à une vie de famille. Et je pense que les acteurs en parlaient entre eux, et appréciaient cette proximité. Même des comédiens que je ne connais pas depuis longtemps, comme Tilda Swinton, se sont connectés à cette façon de travailler, j’ai senti un lien très fort entre eux. Bill Murray, je le connais depuis si longtemps, mais les nouveaux étaient investis dans le film, et je leur dois beaucoup.
Je connais Ralph Fiennes depuis quelques années, nous avons des amis en commun, je le voyais de temps en temps, et quand il allait tourner Coriolanus [Ennemis jurés, en DVD], il m’a montré un petit clip destiné aux investisseurs. Je lui ai demandé de jouer un passage du film, pensant qu’il allait le faire doucement. Et il l’a joué avec une incroyable puissance, alors que je n’étais qu’à quelques centimètres de lui. Je me suis dit que j’aimerais vraiment utiliser cette force-là dans un de mes films.
Au bout du compte, je ne sais vraiment pas qui d’autre aurait pu jouer le rôle de Mr Gustave. C’est un rôle difficile, le personnage avait quelque de très théâtral, de flamboyant, mais je voulais qu’il ressemble à une véritable personne. Ralph est un acteur de la Méthode, il a besoin de rendre réels ses personnages, il ne veut pas sentir qu’il joue, il veut être le personnage. C’est une chance pour moi car c’est exactement ce que je cherchais…
Comment décidez-vous de l’apparence physique des personnages ? Un exemple ici, Harvey Keitel chauve, torse nu et avec des tatouages enfantins ?
Les tatouages sont ceux de Michel Simon dans L’Atalante. Nous les avons juste reproduits. Je regardais le film, et je me suis dit que ces tatouages seraient parfaits pour Harvey, c’est aussi simple que cela.
Même si on prévoit les costumes, le maquillage à l’avance, même si parfois lors des répétitions des idées surgissent, je ne vois pas le résultat avant d’être sur le plateau. Et sur le plateau, nous travaillons très vite. Nous faisons beaucoup de prises, mais nous les enchaînons très rapidement, et les acteurs font ce qu’ils ont à faire. C’est toujours une surprise pour moi lorsque les choses se produisent. Même si tout a l’air d’être très organisé, mes tournages sont assez chaotiques, et les acteurs prennent en charge tout cela, je deviens un simple spectateur.
Ça a été le cas pour Harvey Keitel. Il est allé vivre dans la prison ! C’était une de ses demandes ; il m’a dit, je le fais mais j’ai besoin d’un certain nombre de choses. Quoiqu’il me demande, je lui dis oui. Il ne le fait pas pour faire un caprice, mais parce qu’il en a besoin, parce qu’il va s’en servir. Là, il voulait que tous les prisonniers soient avec lui pendant quelques jours dans la prison. Il faisait très froid, et nous avons dû chauffer une partie de la prison…
Vous dites que vos tournages sont chaotiques, mais sur ce film, vous avez réduit votre mise en scène à trois valeurs principales : des plans frontaux, des travellings à la dolly et des panoramiques. Pour la rendre plus sophistiquée ou plus simple ?
Je ne sais pas. Dans ce film, nous avons souvent construit un décor à l’intérieur d’un décor existant. En fait, il n’y a rien de plus à voir que ce que vous voyez dans le plan. C’est une manière particulière de travailler, et cela date du film d’animation que j’ai fait [Fantastic Mr Fox, NdlR], où nous ne construisions que ce dont on avait besoin.
La plupart de vos films parlent de transmission. Celui-ci l’aborde sur trois plans : la transmission par le récit de l’écrivain et de Zéro, les règles que se transmettent le concierge et le lobby boy, et l’héritage. Comment avez-vous marié tout cela ?
Intéressant, intéressant. Je ne l’avais jamais entendu formuler comme ça… L’aspect «storytelling» de cette transmission est directement lié à Zweig, c’est une affaire de livre, un concept littéraire.
Zweig fait souvent cela : un homme rencontre un autre homme et cet autre homme lui raconte une histoire. Il le fait dans presque toutes ses nouvelles. Et ça m’a beaucoup inspiré, cela stimule l’attention du spectateur en lui demandant de prendre un moment pour écouter tranquillement un récit. C’est comme un ancien rite culturel. C’est ce que j’ai pris en premier chez Zweig, même si j’ai emprunté dans ses mémoires des observations sur son époque. Ça devait être le début du film, sans trop savoir pourquoi.
Ensuite, il y a les leçons et les codes transmis par Mr Gustave au lobby boy ; Mr Gustave pense vivre dans un monde à l’agonie, et Zweig avait aussi ce sentiment, il regardait la culture à laquelle il croyait et pour laquelle il vivait disparaître. C’était trop pour lui, il ne pouvait pas continuer. Dans notre cas, Mr Gustave se choisit une sorte d’héritier, non pas seulement pour poursuivre son travail, mais pour lui transmettre ses valeurs. C’est comme un manifeste.
Quant à l’héritage, dans cette histoire-là, il n’est pas transmis par le sang, mais par un choix. Si j’étais un professeur de droit ou de philosophie, je dirais sans doute que ce n’est pas une mauvaise chose ! En tout cas, je le vois comme une métaphore des autres formes de transmission dans le film… Je ne sais pas trop comment conclure cette discussion, mais je pense que vous avez compris où je voulais en venir !
Propos recueillis par Christophe Chabert sur petit-bulletin.fr.
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