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Au sommet avec Ennio

Vu de mon fauteuil,

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Au sommet avec Ennio

il traine un peu les pieds. La démarche est un peu lourde et il n’est guère souriant. On ne lui en voudra pas, il a fêté en novembre dernier ses 85 ans et il a toujours affiché en public, depuis ses débuts dans les années 50, cette allure sèche, cet air ultra-sérieux, ce regard sombre et pénétrant. Une recherche de photos sur Google le montre invariablement vêtu d’un polo fermé jusqu’en haut et de la même paire de lunette à monture épaisse. Bref, Ennio Morricone évoque davantage le prof de maths qui vous a fait suer devant le tableau noir que le génial compositeur romain qui ponctua certains de ses thèmes de cris d’animaux et d’harmonica.

S’il a levé le pied depuis quelques années, il compose toujours, notamment pour la télévision et le cinéma italien. Mais le monstre sacré de la musique de film n’a rien perdu de son prestige, fort d’une carrière dont on peine à recenser précisément l’ampleur, entre 400 et 500 bandes originales selon les spécialistes, composées pour des films dont certains sont moins connus que la partition qui les accompagne. « Une bonne musique ne sauvera pas un mauvais film » a confié Morricone. Certes. Mais une bonne musique traverse les années, les modes et les courants.

Silence radio

Ce sont certaines de ces musiques, pas forcément les plus connues, qui étaient au programme du concert donné mardi 4 février dernier, au Palais Omnisports de Paris-Bercy. La soirée fut un étonnant mélange d’émotions, une réussite à ceci près qu’avant que le concert ne débute, il fallut se farcir un documentaire un peu sinistre et surtout très long, diffusé en prologue au spectacle et qu’un certain nombre de spectateurs impatients jugèrent opportun de siffler.

Qui a déjà assisté à un concert de Morricone sait que le maestro n’ouvre pas la bouche durant tout le spectacle. Si l’amusant Maurice Jarre ponctuait ses concerts d’anecdotes sur les réalisateurs dont il croisa la route, c’est silence radio chez Morricone. Sa musique parle pour lui, il n’a rien d’autre à dire ou à partager. Il apparait sur scène, visage fermé, pose ses partitions, se tourne vers le public et se penche respectueusement vers lui en prenant appui sur son pupitre, et en avant la musique. Immuable cérémonial depuis 2001, l’année qui le vit reprendre la direction d’orchestre. Venise, Londres, Munich, Verone, Paris… et le mois prochain, New York et Los Angeles. Cette fois, c’est avec le Budapest Modern Art Orchestra et le chœur Kodaly que le maestro va jouer de la baguette deux heures durant.

Ecrite avant le tournage, la musique de Morricone est diffusée par Leone sur le plateau de Il était une fois dans l’ouest pour accompagner les acteurs (ici Henry Fonda).

Les premières notes du thème des Incorruptibles (The Untouchables, bêtement traduit par Les Intouchables sur les écrans de la scène), rappellent que Morricone a beaucoup composé pour les réalisateurs américains et que sa carrière est loin de se résumer aux westerns spaghettis de son ami d’enfance, Sergio Leone*. Aucun doute que l’étagère à Oscars aurait croulé sous les statuettes s’il avait accepté de s’installer à Los Angeles (on lui offrit même une villa pour l’attirer). Mais quitter Rome ? Pas question. Et prendre l’avion ? Le moins possible. Ainsi, de son immense appartement avec vue sur Rome, Ennio rayonna aussi bien sur l’Europe que sur les Etats-Unis pendant près d’un demi-siècle, et ce malgré de faibles dispositions revendiquées pour la langue de Shakespeare. C’est aussi la hantise de voir ses compositions arrangées par d’autres, pratique courante mais véritable outrage pour Morricone, qui le fera fuir Los Angeles. « J’ai inventé la formule ‘Musique composée, arrangée et dirigée par…’. Bernard Herrmann écrivait tout lui-même. Tout comme Bach, Beethoven ou Stravinsky. Je ne vois pas pourquoi ce devrait être différent dans l’industrie du cinéma ».

Abattu d’avoir raté l’Oscar en 1986 pour sa B.O. de Mission, film de Roland Joffé, Morricone se consola finalement avec l’Oscar d’honneur qui lui fut décerné en 2007, remis en italien par Clint Eastwood, autre figure emblématique des films de Leone qu’il n’avait jamais recroisé depuis les années 60. « J’étais persuadé que j’allais gagner pour Mission », se souvient-il. « D’autant que le vainqueur, Around Midnight, n’était pas une composition originale. C’étaient de très bons arrangements de Herbie Hancock mais utilisant des morceaux qui existaient déjà. Il n’y avait aucune comparaison possible avec Mission. J’ai pris ça pour du vol ! » Comment les Oscars ont-ils pu bouder si longtemps le compositeur qui a le plus influencé la musique de film demeure un mystère.

Le cri du coyote

Dès l’enfance, le petit Ennio montre une réelle aptitude pour la musique. A douze ans, il entre au Conservatoire Sainte-Cécile de Rome et choisit la trompette comme instrument de prédilection. On l’engage pour des séances d’enregistrements, notamment pour des musiques de films. « La plupart de ces musiques étaient vraiment épouvantables et j’étais persuadé de pouvoir faire mieux. Après la guerre, l’industrie du cinéma en Italie était en grande forme, le nouveau réalisme était un truc merveilleux mais hélas, la musique n’était pas à la hauteur. »

Ainsi Morricone saisit l’opportunité de se faire quelque argent mais, par fierté, l’ombrageux trompettiste, compositeur débutant, n’accepte pas de se rabaisser à démarcher les réalisateurs : « Je voulais qu’ils viennent à moi parce qu’ils appréciaient ma musique. C’est arrivé un jour, un réalisateur m’a contacté, puis un autre, puis encore un autre. Les gens ont enfin réalisé que j’étais bon et ma carrière a décollé. C’est ainsi que ça s’est passé et je n’ai plus jamais cessé d’être sollicité ».

A Bercy, Morricone n’a toujours pas dit un mot. Les standing ovations se sont succédé, le public applaudissant dès les premières mesures des morceaux les plus connus, comme The Ecstasy of Gold (traduit tout aussi connement par L’Extase de Gold), extrait de la B.O. du Bon, la brute et le truand (1966). On connait bien la B.O. de ce film pour ses cris de coyote, une marque de fabrique du maestro. « Je viens de la musique expérimentale où l’on mélangeait sons naturels et notes de musique. J’utilise parfois ces bruits naturels d’une façon psychologique. Dans Le bon, la brute et le truand, c’étaient des cris d’animaux, comme le coyote. Et ce cri est devenu le thème principal du film sans que je me souvienne trop comment l’idée m’est venue. C’est une question d’expérience, un besoin d’être à l’avant-garde ». Pour d’autres films, ce seront les grincements désaccordés de Peur sur la ville, la guimbarde incongrue du Clan des siciliens, les tic-tac d’horloge de Pour quelques dollars de plus, les cris de bébé et les bruits aquatiques de Mon nom est personne...

Si le coyote n’apparait pas dans la version offerte ce soir à Bercy, la soprano Susanna Rigacci est bien là dans sa robe écarlate, mais elle peine à faire oublier la fameuse Edda Dell’Orso, fidèle complice de Morricone dans les années 60 et 70. Mais qui n’est pas Morriconiste pur sucre n’y verra que du feu. Rigacci reviendra plus tard pour le grandiose et poignant thème de Jill (Claudia Cardinale) dans Il était une fois dans l’ouest.

Morricone avec Sergio Leone dans les années 60.

Expérimentation et avant-garde

Lorsque démarre au piano Chi mai, le thème du Professionnel, un film de George Lautner avec Belmondo, on s’attend à voir apparaitre sur scène un berger allemand cavalant vers sa gamelle, ce thème assez moyen étant presque plus connu pour avoir accompagné la pub Royal Canin que le polar de Lautner. C’est en fait la reprise d’un vieux thème pondu dans les années 70 qui avait séduit Bébel et le réalisateur, que Morricone accepta de retravailler. Car durant les années 70 et jusqu’au début des années 80, le compositeur travailla souvent avec les français, notamment pour Henri Verneuil (Le clan des siciliens, Peur sur la ville, Le serpent, I comme Icare…), Philippe Labro (Sans mobile apparent) mais aussi Francis Girod (La banquière), Jacques Deray (Le marginal) ou encore Yves Boisset (Espion, lève-toi).

Durant les deux décennies suivantes, Morricone va se tourner vers les américains, alternant chefs d’oeuvres (The thing, Il était une fois en Amérique, Les incorruptibles, Mission, City of Joy…) et compositions un peu flemmardes (Wolf, Dans la ligne de mire, Harcèlement…). Mais qu’il travaille avec Polanski (Frantic), De Palma (Mission to Mars) ou pour la télévision italienne (La mafia), avec les Pet Shop Boys ou avec Zucchero, Morricone parvient à se renouveler sans cesse : comédie, espionnage, guerre, drame…  « Ma croyance en la musique expérimentale et avant-gardiste m’a permis de consolider une approche différente de la musique, qui me fait prendre en compte tout ce qui a été fait durant ces 50 dernières années et que je veux communiquer au public. » 

A ce stade, Morricone peut même se permettre de refuser du travail, comme en 2009 pour la musique d’ Inglourious Basterds : « Tarentino m’a contacté alors que je terminais un film de Tornatore. Il avait besoin que son projet soit prêt pour Cannes, mais je ne suis pas habitué à travailler dans la précipitation. Avec mon accord, il a donc intégré dans son film des morceaux que j’avais composés dans le passé. » Quelques temps plus tard, Morricone regrettera publiquement cette association avec le réalisateur, lui reprochant d’utiliser ses compositions en dépit du bon sens.

« Au-dessus de tout le monde »

Le concert s’achève. Morricone salue le public, ses musiciens, invite les solistes méritants à se lever, puis l’ensemble de l’orchestre. Il ramasse ses partitions et s’en va. Un faux départ et quelques rappels, reprises de Ecstasy of Gold et de Here’s to you (Sacco & Vanzetti) et c’est bien la fin. Cette espèce de gymnase glacial et géant qu’est Bercy reprend son souffle. Un voyage dans l’histoire du cinéma vient de s’achever. Cette rencontre avec l’un des musiciens les plus talentueux et imaginatifs de son temps rappelle à quel point rien n’égale la musique en live : les frissons, les ‘coups de poing’ dans le ventre, les poils qui se dressent et le sourire béat… Ces moments suspendus, cette élévation que procure, entre autres, la grandeur d’un morceau tel que La légende du pianiste sur l’océan... Même si Bercy n’est pas le Royal Albert Hall, même si l’on a pas entendu la guimbarde originale du Clan des siciliens, l’orchestration a ravivé nos souvenirs durant deux heures. Gabin, Delon et Ventura étaient sur scène avec le maestro, tout comme étaient avec nous ce soir-là, Claudia Cardinale, Henry Fonda, James Coburn, Rod Steiger, Clint Eastwood et Robert de Niro.

On terminera sur quelques mots de Hans Zimmer, autre pointure, un des compositeurs les plus demandés ces dernières années : « Il y a de très grands compositeurs de musiques de films. Mais Ennio est vraiment au-dessus de tout le monde ».

 

*Bien qu’ils usèrent leurs fonds de culottes sur les bancs de la même école à l’âge de huit ans, les deux hommes ne se fréquentèrent véritablement que 25 ans plus tard, lorsque Ennio composa pour Sergio la musique de Pour une poignée de dollars.


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