« Reine. Tu es une reine… Tu ne lâches rien, tu ne laisses rien passer. » Pascal Rambert ne peut mieux décrire Audrey Bonnet. Sa présence, sa manière de fendre l’air, de le tordre avec un profil guerrier. Quand il la dirige dans Clôture de l’amour, spectacle terrassant, définitif, d’une rupture, le patron du théâtre de Gennevilliers dépeint ainsi son personnage, et l’actrice elle-même. Dans Yerma, on la retrouve telle quelle, impuissante puis carnassière.
Toutes photos © Brigitte Enguérand
L’ancienne pensionnaire de la Comédie française saurait très bien jouer Phèdre. Elle la dépècerait de tout excès. Mais plus encore que la tragédie, elle est faite pour le drame passionnel. La pièce de Federico Garcia Lorca lui offre une partition idéale. Ecrite en 1934, elle prend place dans sa trilogie rurale entre Noces de Sang et La Maison de Bernarda Alba. Trois textes gorgés d’images fécondes, à l’issue fatale. Les derniers joués par La Baracca, la troupe de théâtre ambulant du poète espagnol, avant qu’éclate la guerre civile qui l’emportera.
Du sang sur la laine
Comme les autres héroïnes de Lorca, Yerma est malheureuse. Sauf qu’elle a un peu choisi son malheur, et s’y tient. Jamais n’en dévie. « Si seulement j’étais une femme… » déplore-t-elle. A ses propres yeux, elle n’accomplit ni sa nature, ni sa fonction. Yerma n’a pas, ne peut avoir d’enfant. Pourquoi ? mystère. Peu importe. Recluse à la ferme, elle se retrouve seule avec sa douleur.
Toutes ses amies, sauf une, engendrent. Son mari, Jean, s’épuise au travail, toujours rivé au cul de ses moutons. Même Victor, le beau Victor, le confident, l’ami d’enfance, l’abandonne à son sort. La prisonnière, « belle à faire hennir le cheval du bout de la rue », s’évide les années passant, « toujours plus maigre, comme si [elle] poussait à l’envers ». Par honneur, fierté, elle ne rompt pas ce mariage infructueux. L’époux jaloux pour rien, obsédé du qu’en dira-t-on, les y enferre, et scelle leur destin.
Dans la tendresse de la laine (les moutons ont été tondus), le dénouement surprend par sa dureté. Audrey Bonnet fait de Yerma une amazone. Elle défend à l’extrême sa cause perdue. Entamée avec une berceuse ; achevée en tuant « le fils qui est en [elle] ». Entre les deux, Daniel San Pedro, dont c’est la première mise en scène, déroule le récit d’une remarquable droiture.
Ligne claire
Le folklore andalou, très peu pour lui. Les plaintes ajoutées du flamenco, non plus. Il laisse ça à d’autres. Le complice de Clément Hervieu-Léger, pourtant formé à Madrid, déleste sa représentation de tout ancrage espagnol, de tout marquage temporel autre que le passage des saisons, figuré par des intermèdes vidéo statiques, un poil superflus. Ses intentions sont plus nettes. D’après lui, « la justesse du geste est primordiale pour ne jamais avoir à faire semblant ».
Le monde paysan dans lequel s’ébroue l’intrigue, il le dépeint en quelques traits. Une ligne claire : un banc, les portes coulissantes de la grange, le bac pour se laver les pieds, les mains à la fin de la journée. Quand les lumières rasantes détaillent des ombres, les regards ne se croisent pas, les personnages francs du collier n’osent pas les mots, les gestes surtout qui apaisent. Une rude pudeur prend le dessus, et la troupe très homogène, dont Daniel San Pedro lui-même, qui incarne Jean, en exprime les nuances. Dans ce concert en demi-teinte, la fureur de Yerma sourd à chaque instant.
De son visage si doux, Audrey Bonnet la dompte, la module avec ses éclats de voix graves, ses élans décochés comme des flèches. Son interprétation laisse une raison de plus de regretter la mort de Patrice Chéreau. Le metteur en scène favori de Bernard-Marie Koltès devait la distribuer dans un Shakespeare, Comme il vous plaira, au printemps prochain.
Infos pratiques
Où et quand voir Yerma ?
Du 10 au 14 décembre au théâtre des Célestins, Lyon 2e.
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