Pendant quelques semaines on a eu la tête ailleurs, on avait un peu lâché l’actualité. Du coup on s’est dit qu’il fallait quand même regarder ce qu’on avait loupé. Là, on a appris que Christiane Taubira avait été agressée, ce qui ne nous a pas fait beaucoup rire. Mais heureusement, une levée de boucliers intellectuels avait suivi. Christine Angot, qui depuis Le marché des amants sait de quoi elle parle, n’avait pas craint d’écrire noir sur blanc que le racisme, c’est laid. Marie Darrieussecq avait renchéri avec une émouvante variation sur le titre de son dernier livre : “Il m’est arrivé d’aimer beaucoup des hommes et certains d’entre eux étaient noirs.” On s’est quand même senties un peu mal. On a dit : Attends, nous aussi on a couché avec des Noirs, tu crois pas qu’on devrait témoigner ? Ajouter les nôtres au concert des hautes et belles voix ? Mais bon, il était clair qu’on arrivait après la bataille. On s’est aussi dit qu’il y en a qui ont dû répondre de plagiat psychologique pour moins que ça, et que de toute façon, c’est comme pour nos maladies graves : il vaut mieux garder quelques cartouches pour le jour où on voudra être publiées chez Stock.
On s’est replongées dans les journaux. Deux heures plus tard, Julie était prête à se retirer définitivement du monde. Elodie a dit : Ah nan, emmène-nous à la boîte, d’abord. Viens, on va au théâtre, ça te changera les idées. Au Point du Jour, le Théâtre permanent jouait Le Misanthrope, on s’est dit que ça tombait fort à propos. On est arrivées dix minutes avant le spectacle, on n’avait pas réservé mais ici c’est sans réservation, et on a payé notre place 5 euros, c’est le tarif unique. La salle était pleine à craquer, les gens étaient venus en famille, en couple ou en bande. On n’avait jamais vu ça : pas 100% d’abonnés à Télérama, pas de classes de lycéens menottés à leur siège, pas de prisonniers à qui on a promis une remise de peine s’ils restent jusqu’au bout. La pièce a commencé. Une dizaine de jeunes acteurs, pas de costumes, pas de décor. Philinte était joué par une femme, Célimène par un homme, on y croyait vraiment. C’était intelligent, c’était drôle, c’était subtil. On avait l’impression d’entendre pour la première fois un texte qu’on n’avait pourtant jamais pu oublier après l’avoir découvert, comme beaucoup d’autres filles nées au tournant des années 80, dans des circonstances qui avaient failli nous faire renoncer tout à la fois à l’amour et aux études supérieures.
On n’en revenait pas : comment c’était possible que la presse n’en ait pas plus parlé ? Gwenaël Morin a mis en place le principe du théâtre permanent aux Laboratoires d’Aubervilliers en 2009, et quand la Ville de Lyon lui a confié un théâtre en juin dernier, il a décidé de reconduire l’expérience. Représentations tous les soirs du mardi au samedi, ouverture des répétitions au public tous les après-midi, rôles tirés au sort, et le pari qu’il est possible de tenir ce rythme éreintant sur la durée. Et donc, après Dom Juan en septembre et Tartuffe en octobre, c’était la fin du cycle Molière, dont contre toute attente les acteurs et le metteur en scène sont sortis vivants. En décembre, relâche, mais ça reprend en janvier avec Shakespeare.
Parce qu’il s’est dit que c’était possible et que lui et son équipe avaient autre chose à faire (par exemple monter des pièces de théâtre), Gwenaël Morin a décidé de se passer d’affiches, d’attaché de presse et de pub dans les suppléments culturels. Voir un mec creuser son sillon avec autant de détermination, être aussi courageux sans le revendiquer, et voir que ça marche, ça nous a redonné foi en l’humanité. C’est marrant, la persévérance, c’est aussi un peu le sujet du prochain texte d’Atul Gawande qu’on vous prépare pour très bientôt. (Mais pour les impatients, il nous reste quelques exemplaires du précédent, qui est toujours aussi bon.)
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