Pour obtenir un rendez-vous avec André Soutrenon, il faut s’accrocher. Gérant de Chronique Sociale, « la plus vieille maison d’édition de Rhône-Alpes », comme il le souligne très vite, l’homme est overbooké.
121 ans quand même ! Pas lui, la maison. Bref, cinq ou six appels et mails plus tard, nous réussissons à obtenir une date et un horaire. Ouf !
Et une fois sur place, nous nous rendons très vite compte que l’homme n’est pas là pour parler de lui, mais bien de sa maison d’édition. Nous avons beau tenter de le faire glisser dans la confidence, l’exercice est vain. Par contre, parlez-lui de Chronique Sociale et il répondra par une longue tirade, visiblement passionné par son métier.
C’est clair, André Soutrenon tient à rester pro. D’ailleurs, c’est le seul éditeur parmi les cinq que nous avons rencontrés pour cette série qui se présente aussi bien habillé : chemise à rayures bleues et blanches, pull bleu marine et pantalon beige. Sérieux et sobriété. Il semblerait que ce soit les maîtres mots de l’éditeur.
Il faut dire que Chronique Sociale est une maison d’édition qui n’a pas pour vocation de faire rêver les lecteurs avec des histoires fantastiques, policières ou bien des bandes dessinées. Non, Chronique Sociale est une maison d’édition de sciences humaines. Petite enfance, gérontologie, développement personnel ou encore communication. Voilà le type de thèmes que traite la maison.
« Nous sommes des veilleurs. Nous étudions les tendances de notre société contemporaine », précise André Soutrenon.
L’écrit d’un côté, l’oral de l’autre
Et Chronique Sociale ne fait pas que de l’édition. Il s’agit également d’un centre de formation et de réflexion. Deux activités bien complémentaires, puisque le terrain de la formation permet d’acquérir une certaine expertise pour l’écriture d’un livre, comme le souligne André Soutrenon :
« C’est un laboratoire réciproque. On est dans l’écrit d’un côté, et dans l’oral de l’autre. On a par exemple un collègue qui a publié des livres sur l’animation de groupe, la conduite de réunion et la gestion des conflits et il fait des formations dans ce domaine-là. »
C’est d’ailleurs par la porte de la formation qu’est entré André Soutrenon. Il se souvient, c’était en 1983 :
« Je suis rentré à Chronique Sociale pour mettre en place des stages de formation vis à vis de jeunes décrocheurs scolaires. Des jeunes de banlieue, en foyer ou sous des logiques judiciaires, envoyés chez nous par la mission locale. D’octobre à juin, on en accueillait 16 pour les aider à rédiger leurs lettres de motivation, leur faire travailler les fondamentaux comme les mathématiques ou l’orthographe, ou tout simplement pour qu’ils soient en contact avec des adultes insérés. Ça les initiait à la réalité du monde professionnel. »
Selon l’éditeur, près de 65% des jeunes qui passaient par Chronique Sociale trouvaient ensuite leur place dans la société. Ils reprenaient leurs études ou obtenaient un emploi.
« Mais il y en a qu’on revoit aujourd’hui et qui sont encore dans l’exclusion… »
Peu à peu, André Soutrenon s’investit de plus en plus dans Chronique Sociale et s’intéresse aussi au côté écrit. Il entre alors dans le « comité des éditions » dans lequel il est chargé de « renforcer la politique éditoriale de la maison vis-à-vis de ces jeunes en difficulté ». Autrement dit, pour que des bouquins soient écrits sur le sujet.
Une formation d’« ingénieur polyvalent »
Écrits sur le sujet, certes. Mais pas par lui. Au grand dam de son prédécesseur, Charles Maccio, l’ex-responsable éditorial de Chronique Sociale, parti en retraite en 1987.
« Son souci est que chaque formateur écrive un livre. Lui en a écrit une dizaine tout au long de sa carrière. L’objectif est que la matière accumulée dans les années de formation soit posée dans un livre… Mais pour l’instant, je n’ai pas le temps. Un jour peut-être. »
En ce moment André Soutrenon est un homme pressé. D’autant que Chronique Sociale a dû changer de locaux l’été dernier. En témoigne d’ailleurs les quelques cartons qui trainent encore par ci par là dans l’arrière-boutique. Un déménagement qui semble avoir demandé beaucoup de temps et d’énergie à l’éditeur, puisque ce dernier aborde le sujet à plusieurs reprises :
« Ça vous met trois ans dans la vue, car il faut le faire et après il faut le digérer. On a quand même déplacé 130 palettes… Aujourd’hui, on regarde ce qu’il nous reste à faire comme travaux et comment on va les financer. »
En véritable chef d’entreprise, l’éditeur doit être partout. Et ça, il sait faire. Une polyvalence qu’il doit selon lui à sa formation d’ingénieur. Une formation qui a priori n’a rien à voir avec le métier qu’il exerce aujourd’hui, mais André Soutrenon l’assure : il ne regrette pas de l’avoir suivie.
« Elle m’a permis d’appréhender ce que c’était que l’entreprise. D’ailleurs, ce qui a fait que j’en suis venu à travailler avec ces jeunes à Chronique Sociale, c’était pour leur faire travailler le lien avec l’entreprise. »
« Une maison d’édition, c’est une entreprise comme une autre »
Et c’est bel et bien cette logique d’entreprise qui semble le plus intéresser André Soutrenon au sein de Chronique Sociale. Car s’il y a bien une chose sur laquelle il insiste pendant notre entretien, c’est qu’à Chronique Sociale, il n’y a pas que la formation et l’édition, il y a aussi tout le travail commercial.
« Le livre n’existe pas uniquement dans une réalité éditoriale. On doit aussi travailler commercialement pour qu’il existe. Car diffuser des idées, ce n’est pas simplement les éditer, c’est aussi les commercialiser. Je ne suis pas satisfait simplement parce qu’un livre est sorti et que je l’ai dans ma bibliothèque. Je suis satisfait quand je l’ai vendu et quand il a marché. »
Pour André Soutrenon, les affaires sont rudes depuis quelques années. En 2011, 45 nouveaux titres ont été édités par Chronique Sociale. En 2012, 50. « Et on réédite une dizaine d’ouvrages chaque année. »
« D’année en année, on publie un peu plus de livres pour un chiffre d’affaires équivalent. Et avec les dépenses liées au déménagement de l’année dernière, on doit accélérer certains projets, et en différer d’autres. Une maison d’édition, c’est une entreprise comme une autre. Il y a des recettes et des dépenses. C’est très pragmatique. »
À ce propos, l’éditeur tient à éviter tout malentendu : la maison d’édition auto-finance son travail. Les ressources de la formation ne servent pas à subvenir aux besoins de la structure éditoriale. « C’est le même projet, mais il passe par deux moyens différents », explique André Soutrenon :
« D’ailleurs, la maison d’édition est une société à responsabilité limitée (SARL) et le centre de formation est une association. Bien sûr, cette dernière est quand même actionnaire majoritaire de la maison d’édition. Et le 2e actionnaire est le gérant. »
Autrement dit, lui. André Soutrenon.
« Le livre numérique n’a pas de réalité économique »
Et le numérique ?
« On est en train de reconstituer nos bases de fichiers. On en avait qui étaient chez nos imprimeurs par exemple. On va certainement se lancer dans l’e-book courant 2014 », espère André Soutrenon.
Mais pour lui, la vraie question n’est pas là. Non pour lui, la vraie question serait plutôt : quelle économie y a-t-il derrière le numérique ? « C’est une question à laquelle on n’a pas de réponse aujourd’hui », s’inquiète l’éditeur.
« Si c’est pour passer du papier au PDF transformé, ça n’est pas compliqué. C’est simplement un problème technique à régler. Tous les jours je gère des problèmes techniques dans mon métier. »
Par contre, si c’est pour faire « du vrai livre numérique », pour André Soutrenon, aujourd’hui c’est nettement plus difficile. Ajouter au texte des graphiques, des vidéos, etc. « Ce type de livre numérique serait très riche à faire, mais il a encore moins de réalité économique », déplore-t-il.
Encore une fois, l’éditeur répond donc à travers le prisme de l’économie et de la gestion d’entreprise. Il faut dire que Chronique Sociale est une vieille maison qui a pris de l’ampleur en 121 ans. Peu à peu, le secteur édition s’est renforcé pour couvrir désormais l’ensemble de la francophonie : collaborations avec des éditeurs québécois, participation à des salons belges et suisses, etc. Le nombre d’ouvrages publiés par an est passé d’une dizaine dans les années 1980 à une quarantaine, voire une cinquantaine aujourd’hui. Le tout pour un chiffre d’affaires de plus de 597 000€ en 2012.
Chronique Sociale est aujourd’hui une véritable petite entreprise. Pour André Soutrenon, il faut donc sortir des salaires à chaque fin de mois. Cinq, pour être précis. Pas question d’être dans l’expérimentation. L’éditeur ne peut pas se le permettre. Pragmatique. Voilà ce qu’il doit être.
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