« La nuit est mon royaume ». © Jean-Luc Navette
Le tatouage est-il encore un vecteur d’affranchissement des normes sociales ? A voir la façon dont cet art ancestral (à la fin du siècle dernier, des dessins thérapeutiques ont été repérés sur le corps momifié d’un homme ayant vécu autour de l’an 3500 av. J.-C) s’est diffusé dans toutes les couches de la société, du plus sordide des plateaux de tournage de films pornographiques aux podiums des défilés de haute couture, on peut raisonnablement en douter.
Rien qu’un France, d’après un sondage de l’IFOP, une personne sur dix arborerait aujourd’hui une décoration corporelle, tandis que le nombre de salons proposant des injections d’encre sous-cutanée a été démultiplié par dix (de 400 à plus de 4000) durant les vingt dernières années.
Et chaque groupe social a ses motifs : figures géométriques pour les hipsters, frises d’inspiration tribale pour les sportifs, maquillage permanent pour les phobiques du vieillissement… Bref, il n’y a guère plus que chez les criminels et les tribus primitives, autrement dit chez les marginaux et les oubliés de la société de consommation, que le tatouage semble encore être un signe identitaire avant d’être un accessoire de mode. Et chez les tatoueurs.
Ink it black
A la différence des cordonniers, réputés comme chacun le sait pour être encore plus mal chaussés que leurs clients, nombreux sont en effet les tatoueurs dont le boulot a plus à voir avec l’accomplissement d’une quête esthétique qu’avec le marquage de bétail – les plus snobs se qualifient d’ailleurs d’artistes de peau.
C’est le cas de Yann Black, figure montréalaise du milieu, dont les compositions mi-macabres mi-enfantines (sa spécialité : des stick figures aux traits squelettiques) ne sont pas sans évoquer les fantaisies gothiques de Tim Burton ou les comic-books faussement puérils et réellement déviants de Jhonen Vasquez. C’est aussi celui de Mathias Bugo, dont la patte asiatique fait les beaux jours du studio lyonnais Artribal, sis en bas des pentes de la Croix-Rousse.
C’est le cas, également, de leur protégé commun : Jean-Luc Navette, taulier de l’atelier Viva Dolor, installé dans le Vieux Lyon. Bugo l’a initié il y a une douzaine d’années, soit en plein boum de ce que l’on a appelé le tatouage graphique et bien avant que Rick « Zombie Boy » Genest n’extrêmise l’idée selon laquelle le derme est un support créatif comme un autre. Black l’a dans la foulée encouragé à trouver sa voie esthétique. Navette ne s’est pas fait prier, imposant rapidement son style, charbonneux, minutieux et narratif, comme l’un des plus singuliers de la discipline. Il faut dire qu’il partait avec un léger avantage…
Monsieur chante le blues
Car à la base, Jean-Luc Navette n’est pas tatoueur. Il est illustrateur. C’est même marqué sur son diplôme, décroché à la fabrique de talents Émile Cohl en 1999. Et c’est en cette qualité que son travail a figuré dans les pages de la revue trimestrielle Hey !, véritable bible de l’art alternatif, fut-il urbain, séquentiel ou animé, ou dans celles du Petit Bulletin, dont il a, il y a plus de six-cents numéros de cela, customisé une édition de Noël.
Sa marque de fabrique ? Des marins éplorés, des gentlemen en pièces détachés, des animaux de mauvais augure, des bonimenteurs aux yeux révulsés, des organes à vif, des madones à la posture de défi…
Tout un bestiaire funeste et freaky qu’il met principalement au service du milieu musical : affiches de concert (notamment pour l’Épicerie Moderne et le Clacson), pochettes de disque (pour Heavy Trash, le side-project rockabilly de Jon Spencer, ou pour les ténébreux folksmen de Slim Wild Boar), t-shirts (pour le label Fargo, premier importateur d’americana en France), Navette dessine sur tout, même les guitares.
Un juste retour des choses pour ce grand amateur de blues qui, derrière sa pilosité de joueur de banjo, cache un larynx de howler – il a tenu un temps le micro de l’explicitement nommé Blues Butcher Club. Les accords boueux du Delta sont toutefois loin de constituer sa seule source d’inspiration.
Vieux de la vieille
De l’entomologie au cinéma muet en passant par l’histoire guerrière de l’Europe, Jean-Luc Navette est en effet un boulimique de l’imaginaire, capable de s’émouvoir à la vue d’une planche anatomique comme à l’écoute d’un sifflet de train. Une qualité dont témoigne Dernier été du Vieux Monde – celui d’avant le culte de l’immédiateté, quand l’acquisition d’une culture réclamait du temps et de la concentration – recueil somme paru aux éditions Noir Méduse à l’automne 2012.
Une qualité dont rend compte, plus encore, la modeste exposition (une vingtaine d’originaux, aussi bien des travaux de commande que des réalisations personnelles) que lui consacre la galerie Datta, non sans redonner leur matérialité et leur ambivalence à ces œuvres dans lesquelles, comme chez Emre Orhun, affleurent sous les lavis d’encre de Chine et la patine rétro une salutaire mélancolie.
Rien de plus normal de la part d’un homme qui, même s’il reconnaît les vertus de la douleur, confesse se sentir coupable quand ses aiguilles piquent un peu trop fort.
Infos pratiques
Jean-Luc Navette
A la galerie Datta, jusqu’au dimanche 24 novembre
Vernissage et dédicace mardi 19 novembre
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