Cette semaine, la Maison de la Danse accueille en résidence la compagnie Via Katlehong, fondée dans l’un des townships les plus insalubres de Johannesburg, la capitale économique de l’Afrique du Sud. Après elle, ce sera au tour de la chorégraphe Dada Masilo, elle aussi issue de l’une de ces zones résidentielles dans lesquelles, sous l’Apartheid, étaient parquées les populations à la peau un peu plus chargée en mélanine que celle des colons européens, d’investir le lieu pour une relecture black et gay du Lac des cygnes.
L’Afrique du Sud à l’honneur
Le label indépendant Jarring Effects, lui, profitera ce week-end du quinzième anniversaire de son festival, le Riddim Collision, pour présenter la concrétisation de Cape Town Effects, projet mené en étroite collaboration avec son homologue du Cap, Pioneer Unit. Coïncidence ? Aucunement.
De Paris, où la Gaieté Lyrique déroule depuis la rentrée un panorama complet de la scène artistique contemporaine de Johannesburg, à Lans-en-Vercors, où le Hadra Trance Festival a fait l’été dernier de l’Afrique du Sud son invitée d’honneur, ils sont de plus en plus nombreux à porter leur regard le long des côtes australes du Continent noir.
A raison : le pays traverse une intense phase de réinvention des formes, particulièrement sur le plan des musiques urbaines, donnant aux protest songs métissées de Johnny Clegg des airs d’hymnes pour villages de vacances – avis aux nostalgiques des pantalons imprimés, il se produit au Radiant-Bellevue samedi 9 novembre. Et ce depuis le début des années 2000
Colore le monde
Depuis, en somme, que le pays a pu être en mesure de qualifier ses nouveaux-nés de «born free» (nés libres), comme l’explique Damian Stephens, co-manager avec la VJ Anne-Sophie Leens de Pioneer Unit :
«Le climat d’oppression raciale dans lequel le pays baignait sous le régime de l’Apartheid a longtemps restreint l’accès à l’éducation, aux infrastructures culturelles, aux voyages… Aujourd’hui, en dépit du fait que cet héritage est encore très présent, les gens commencent à raconter leur histoire à leur manière, à utiliser leur créativité pour donner du sens à cette terrible période de l’histoire sud-africaine».
Le kwaito, un dérivé de la house né dans les ghettos au début des années 90 et incorporant des éléments percussifs et argotiques typiquement sud-africains, est l’une de ces manières. Mais il est loin d’être la seule.
« Un son unique »
Car non contents de s’être approprié la combativité de Nelson Mandela, les rappeurs et producteurs qui placent aujourd’hui Johannesburg et sa rivale du Cap au cœur de la sono mondiale ont su faire leurs ses qualités de réconciliateur, résumées en son temps par Desmond Tutu via l’expression «Nation arc-en-ciel». Damian :
«Il y a tellement de cultures différentes en Afrique du Sud qu’il est très difficile d’établir des généralités sur ce qui distingue notre musique. Mais je crois que c’est justement cette richesse, notamment linguistique : il existe onze langues officielles en Afrique du Sud, le xhosa, le sesotho, l’afrikaans, l’anglais… L’influence des instruments indigènes et des rythmes et mélodies traditionnelles contribue aussi au façonnement d’un son unique».
Un passage en revue des noms les plus exportables suffit à en prendre acte : rien de commun entre le hip hop joyeusement altermondialiste de SKIP&DIE et celui, trash et fêlé, de Die Antwoord, entre les scansions idéalistes de Tumi & the Volume et les invectives rageuses de Ben Sharpa, entre les macabreries funky de Spoek Mathambo (cf sa reprise du Control de Joy Division) et les transes bon marché de Shangaan Electro, entre le dubstep virtuose de Sibot et la house sensuelle du manchot Black Coffee, si ce n’est cette capacité phénoménale à connecter – littéralement, la fin de la ségrégation s’étant accompagnée d’un désenclavement technologique – les dernières tendances du moment à leurs acquis babéliens. Mais gare à l’angélisme.
« Il reste plus compliqué ici qu’ailleurs de se faire un nom »
Sur place, le tableau n’est en effet pas aussi idyllique que voudrait nous le faire croire l’Institut Français, qui a décrété cette année une saison culturelle de l’Afrique du Sud.
«Le niveau de pauvreté en Afrique du Sud est tel qu’il reste plus compliqué ici qu’ailleurs de se faire un nom. Ironiquement, il semble plus facile d’attirer l’attention hors de nos frontières qu’à domicile. Nous souffrons de cette croyance infondée qui veut que tout ce qui est « international » est forcément meilleur que ce qui vient de chez soi», déplore ainsi Damian.
Il s’inquiète de la dépolitisation qui gagne son milieu, un facteur de nivellement par le bas qui s’avère autant un revers de l’accession de l’Afrique du Sud à la société de consommation qu’un atavisme :
«L’électro et le hip hop sont majoritairement le fait de petits blancs privilégiés qui, même s’ils n’appartiennent pas à des familles aisées, ont grandi avec tous les bienfaits qu’un état raciste peut prodiguer : une bonne éducation, la liberté d’expression, la sécurité et, plus important encore, la croyance qu’ils peuvent accomplir tout ce qu’ils veulent».
« La musique que nous produisons est politique »
Avant de poursuivre sur un manifeste :
«La musique que nous produisons est politique, au sens où les gens avec lesquels nous travaillons ressentent au quotidien l’héritage négatif de l’Apartheid. Elle promeut la justice sociale, l’éveil politique, l’éducation et d’une manière générale l’élévation. Elle a toujours été en prise avec la situation du pays, du fait de nos limites structurelles».
Ce « nous » désigne bien sûr Pioneer Unit. Mais il peut tout aussi bien désigner le travail que Damian mène, en tant que beatmaker et sous le pseudonyme de Dplanet, au sein de Cape Town Effects.
Derrière ce nom-valise dont Jarring Effects a le secret, se cache un groupe d’électro-hip hop réunissant quatre MCs (Ben Sharpa, El Niño, Konfab et Jaak), trois producteurs (Dplanet donc, mais aussi Big Space et le beatmaker lyonnais Led Piperz, par ailleurs vidéaste d’High Tone), une chanteuse/violoniste (Tebz) et une VJ (la Anne-Sophie Leens précédemment mentionnée, dite spo0ky et originaire de Belgique).
Effet boeuf
Monté de toute pièce au début de l’année 2013 avec la complicité de Pioneer Unit, Cape Town Effects marque l’aboutissement pour la structure lyonnaise d’une décennie de défrichage subsaharien, cinq ans après l’édition en partenariat avec African Dope, autre label alternatif du Cap, de Cape Town Beats, un coffret tout entier dédié à l’inventivité et à l’engagement sud-africains et, plus spécifiquement, aux prouesses mutantes de Sibot.
Un triple aboutissement même : discographique (Cape Town Effects donnant à entendre sur son album éponyme une musique typiquement post-Apartheid, i.e. autant futuriste et impactante dans sa forme qu’universelle et bon esprit dans son fond) ; cinématographique (grâce à Mother City Blues, documentaire d’Arno Biscthy saisissant l’énergie et l’instabilité qui tiraillent la société sud-africaine d’aujourd’hui via les portraits croisés de Konfab, Jaak et El Niño) ; et bien sûr scénique.
Sur ce dernier point, si l’on en croit les dires de Damian, sa prestation promet d’être l’un des highlights du Riddim Collision 2013, pourtant pas avare en bêtes de scène :
«Avec ce live, nous avons voulu faire en sorte que le public ressente vraiment la puissance et l’esprit de ces artistes. Jusqu’à présent, les retours sont fantastiques. Assez en tout cas pour que nous souhaitions aller encore plus. Je crois qu’il existe encore des tas de façons de faire entendre l’exceptionnelle créativité de l’Afrique du Sud sur le marché européen».
«Befok», comme on dit en afrikaaner. Cool quoi.
Par Benjamin Mialot sur petit-bulletin.fr
Infos pratiques
Cape Town Effects [+ Moodie Black + Oddateee]
Au Marché Gare, vendredi 8 novembre
Dans le cadre du Riddim Collision
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