« Avant, les bureaux de Tanibis étaient installés dans les locaux du collectif d’associations Grrrnd Zero, dans une sorte de friche industrielle mise à disposition par la Ville de Lyon. Mais tout le monde s’est fait virer… En principe, la ville est censée nous trouver une solution de relogement, mais pour le moment, on n’a toujours rien. »
C’est donc chez lui, où le jeune homme s’est aménagé un coin bureau, que nous retrouvons Claude Amauger, responsable de Tanibis, une maison d’édition de bande dessinée alternative qui a vu le jour en 2000. À 32 ans, l’éditeur arbore encore un look d’étudiant. Cheveux mi-longs, tongs et bermuda. Comme s’il ne voulait pas « rentrer dans le système », comme on dit.
D’ailleurs, que Tanibis soit lié à Grrrnd Zero n’est pas anodin. L’objectif de ce collectif ? Soutenir les cultures indépendantes. « Grrrnd Zero est un collectif de gens naïfs : pas de chef, que des bénévoles/activistes », peut-on lire sur le site du collectif.
Sa liberté, Claude Amauger y tient. Tout au long de l’interview, le jeune homme détourne régulièrement les yeux vers la fenêtre, comme s’il y cherchait l’inspiration… Visiblement pas à très l’aise, il refuse même de se faire prendre en photo, et installe à sa place ce qu’il appelle alors son « avatar ».
Éditer pour éditer, « un manque de liberté »
Contrairement aux autres éditeurs que nous avons rencontrés pour cette série de portraits, Claude Amauger n’est pas seulement éditeur. Depuis la création de Tanibis avec Aurélien Maury et Samuel Petit, il cumule deux activités : son travail non rémunéré d’éditeur et un travail à temps partiel en bibliothèque. « J’ai toujours fait comme ça », se justifie-t-il.
Et même si depuis deux mois, Claude Amauger est au chômage, « ça n’est pas une situation pérenne », s’empresse-t-il de préciser.
« Pour moi, c’est nécessaire d’avoir une autre activité à côté de Tanibis. »
Nécessaire, car s’il voulait vivre de son métier d’éditeur, il devrait publier davantage d’ouvrages pour « faire tourner la machine ». Et cette idée ne l’enchante pas particulièrement… Aujourd’hui, les éditions Tanibis publient très peu de livres : deux à quatre par an, tout au plus.
« On ne veut pas se sentir obligé de sortir des bouquins si on n’a rien de bon à publier. En fait, on ressentirait ça plus comme un manque de liberté. »
Et d’ajouter pour être sûr que l’on comprenne son choix :
« Comme l’éditeur est censé rembourser les invendus au libraire, celui qui veut générer du chiffre d’affaires pour payer les charges et les salaires est obligé de ressortir un bouquin 4 mois plus tard pour éponger les retours. Sans ça c’est la catastrophe : pas de salaires et les charges restent impayées. À Tanibis du coup, on n’a ni salaire, ni loyer à payer. C’est une pression en moins. »
« Plus éditeur que bibliothécaire »
Et lorsque qu’on demande à Claude Amauger s’il s’agit de garder sa passion pour la bande dessinée intacte, l’éditeur, trop timide pour nous envoyer bouler, nous répond poliment… « bof » :
« Je ne vois pas les choses comme ça. Ce n’est pas juste une passion ou un hobby. Je me sens plus éditeur que bibliothécaire. Tanibis a une réelle place dans la chaîne du livre. On a des responsabilités, des lecteurs et des auteurs qui attendent quelque chose de nous. »
Et d’ajouter, un brin vexé :
« On a un fonctionnement pro. Je veux dire… On est diffusés par Les Belles Lettres. On peut être pro en limitant le nombre de livres édités. »
Quantité versus qualité. Un match vieux comme le monde. Structurée en association, Tanibis est donc une maison d’édition à but non lucratif. Les 20% restants au bout de la chaîne du livre ne vont donc pas dans les poches de Claude Amauger et de son collaborateur, mais sont réinvestis pour assurer le suivi de chaque livre.
Défendre l’album auprès de la presse, en faire la promotion, ajouter du contenu autour du livre, comme une interview de l’auteur postée sur le site de Tanibis… « Ça n’est pas juste un bouquin qu’on sort, qu’on envoie au libraire et qui revient en invendu quatre mois après », insiste Claude Amauger. Et pour faire tout ça, pas de miracle… Il faut du temps. « Alors le temps, nous, on le prend », résume-t-il.
Entre un mois et six ans pour éditer une BD
Et c’est peu de le dire. À Tanibis, la publication d’un album peut prendre entre un mois et six ans, « pas à temps plein bien sûr », rappelle Claude Amauger. Lorsqu’il s’agit par exemple d’une réédition, il arrive que tout un travail de restauration des planches originales de la bande dessinée soit nécessaire, suivi d’un travail de traduction et de lettrage, pour imiter au mieux le graphisme de l’auteur. « Si on était une entreprise classique, faire tout ce travail patrimonial ne serait pas rentable », assure d’éditeur.
« Et c’est aussi grâce au temps qu’on accorde à chacun de nos albums que certains ont pu être sélectionnés au Festival d’Angoulême. »
Un festival international de bande dessinée où Tanibis s’est taillée une petite place depuis 2000 :
- Ça a commencé dès 2003, lorsque la revue « Rhinocéros contre éléphant » a reçu le prix de la bande dessinée alternative.
- Neuf ans plus tard, « Le Dernier Cosmonaute », d’Aurélien Maury, est retenu dans la sélection officielle du festival.
- Vient ensuite le succès de l’album « Le Bus », de Paul Kirchner, sorti en 2012 et retenu dans la sélection patrimoine du festival en 2013.
- Tandis que la même année, l’album « Paolo Pinocchio » est également retenu dans la sélection officielle du festival.
La ligne éditoriale de Tanibis : « être surpris »
Parmi la dizaine de manuscrits que Tanibis reçoit chaque semaine, ce que recherche Claude Amauger se résume en quelques mots : « J’aime être surpris. »
« On est plus facilement attiré par les choses expérimentales. Et c’est vrai qu’il y a souvent un lien avec le rêve et l’onirisme. Mais la ligne éditoriale de Tanibis se construit avec les livres et pas l’inverse. Le tout, c’est que ça nous étonne, que ça ne ressemble à rien de connu. »
« Tremblez enfance Z46 » est l’un de ces objets littéraires non identifiés qu’apprécie tout particulièrement Claude Amauger. C’est d’ailleurs l’un des rares manuscrits que Tanibis a publié tel quel, sans que l’éditeur ait besoin de demander des modifications.
Pour le coup, question surprise, Claude Amauger a été servi puisqu’il s’agit de ce qu’on appelle un « livre-miroir », à lire dans les deux sens. À raison d’une seule image par page (ce qui n’est déjà pas commun pour un album de bande dessinée), l’auteur, architecte de formation, a réalisé cet album avec l’aide du logiciel qu’il utilise pour dessiner des bâtiments. Une originalité qui a plu à Claude Amauger.
Le livre numérique, « c’est un autre métier »
Il faut dire que l’éditeur entretient comme une sorte d’aversion pour les sentiers battus. Il leur préfère de loin les chemins alternatifs. Et ça ne date pas d’hier. Lancé en 1998 dans des études scientifiques d’ingénieur à l’INSA de Lyon, il a dévié de la trajectoire à laquelle il semblait prédestiné pour finalement choisir le monde de la culture.
« Pourquoi des études scientifiques ? Je ne sais pas… Je dirais que c’est un peu hors sujet », riposte l’éditeur d’un air malicieux.
Et le livre numérique, Tanibis y pense ? À cette question Claude Amauger répond tout simplement que « les compagnies de théâtre n’ont pas été obligées de se lancer dans le cinéma quand celui-ci est apparu ». Soit.
« Faire une pâle copie d’un livre papier en le numérisant, je trouve que c’est une forme d’appauvrissement du livre. Alors on y réfléchit, mais simplement pour les mettre à disposition gratuitement. Si on voulait faire un e-book payant, il faudrait créer un livre spécifiquement pour le numérique. Dans ce cas oui, ça aurait plus de sens. Mais là, c’est un autre métier… «
Pas question de se plier aux lois du marché en vendant les livres de Tanibis sous forme numérique, comme commencent à le faire les grosses maisons d’édition. Rappelez-vous, « Grrrnd Zero est un collectif de gens naïfs ».
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