Mercredi 16 octobre, 14h, le juge Gérard Gaucher ouvre la séance. La salle est remplie de militants associatifs (Ligue des droits de l’homme, Classes, Médecins du Monde, etc.). Quelques personnes habitant sous le pont Kitchener sont présentes dans la salle. Cette fois-ci, le procès opposant le Grand Lyon à 296 personnes installées illégalement dans des tentes sous l’autopont de Perrache va avoir lieu. En effet, après un premier renvoi, le juge avait créé la surprise le vendredi 11 octobre en annonçant son déplacement sur place afin de « prendre connaissance » du dossier et en ordonnant une expertise médicale.
Ce mercredi encore, le vice-président du tribunal de grande instance de Lyon, Gérard Gaucher a surpris. Il a en effet annoncé qu’il rendrait sa décision dans une semaine, le mercredi 23 octobre à 14h30, car «dans ce genre de cas, si le juge veut essayer de rendre une décision intelligente, il a besoin de temps », affirme-t-il. A la sortie des deux heures d’audience, l’une des six avocats des demandeurs d’asile de Perrache, Marie-Noëlle Frery en est toute abasourdie :
« C’est exceptionnel ! Il est très rare dans une procédure de référé que le juge prenne le temps comme ça, qu’il se déplace, qu’il explique sa décision. »
Une question logiquement politique
La présence d’un campement devenu bidonville à deux pas du centre-ville et du quartier d’Ainay a logiquement fait réagir, surtout en ces temps de stigmatisation des Roms et de campagne municipale.
Le maire UDI du 2e arrondissement de Lyon, Denis Broliquier, n’a cessé de réclamer leur expulsion depuis cet été. Il a même lancé une pétition. Sollicité, le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui était de visite à Lyon, s’est rendu sur les lieux jeudi 10 octobre, accompagné du préfet Jean-François Carenco.
Le maire PS de Lyon, Gérard Collomb, a clos provisoirement la séquence lors du dernier conseil municipal qui s’est déroulé lundi.
Comme à son habitude, il a défendu une ligne dure. La ville est « au bout de ses possibilités » et « ne peut pas gérer pareille situation ». En tant que président du Grand Lyon, il a donc saisi la justice pour demander l’évacuation du campement sans prévoir une éventuelle solution de relogement.
Perrache : l’histoire d’une longue série de campements
Dans les alentours de Perrache, les campements de SDF, Roms ou demandeurs d’asile se succèdent au gré des expulsions successives.
Celui du pont Kitchener existe depuis juillet. En effet, lorsque les SDF installés sous le tunnel du tramway à l’entrée de Perrache ont été expulsés, les personnes se sont installées quelques mètres plus loin sous le pont Kitchener. Depuis, le bidonville de tentes n’a cessé de grandir.
Et la réouverture du « village mobile » à Décines, qui a accueilli une cinquantaine d’entre eux début août, n’y a rien fait.
Aurélie Neveu, coordinatrice de Médecins du Monde a Lyon, a suivi l’évolution du campement :
« Au mois d’août, il y avait plusieurs dizaines de tentes. Début octobre, nous en avons compté 110, soit à peu près 300 personnes ».
« Atteinte à la dignité »
Entassées, ces personnes vivent dans des conditions d’insalubrité qui frisent l’inhumain. Entre la pollution, le danger lié à la circulation, particulièrement dense à cet endroit, la centaine de tentes s’entassent dans quelques dizaines de mètre carré. Des tentes qui débordent sur les côtés du pont sont recouvertes de toiles en plastique pour essayer de se protéger de la pluie qui ne cesse de sévir en ce mois d’octobre. Quelques personnes étendent des vêtements qui ont pris l’eau sur des cordes à linge tendues entre des poteaux. Des familles font du thé sur un feu de bois pour tenter de se réchauffer un peu. Les enfants courent dans tous les sens, tout près des voies routières qui encerclent le bidonville.
Le rapport médical demandé par le juge, qui en lit des extraits lors de l’audience de ce mercredi, est clair :
« On ne peut pas parler d’habitat mais de campement de fortune. La zone est très dangereuse. »
Le rapport parle notamment d’ « atteinte à la dignité », de « personnes qui paraissent épuisées », de « problèmes respiratoires », de « traumatismes psychiques », de « sous-nutrition » car depuis fin septembre, les familles ne reçoivent plus qu’un repas par jour.
La conclusion du rapport est sans appel :
« Il est impossible et impensable de maintenir un tel campement. Un relogement nous paraît indispensable ».
Les six avocats de la défense ont d’ailleurs plaidé la nécessité de laisser du temps pour que les pouvoirs publics se concertent et organisent un relogement des personnes.
Des demandeurs d’asile venus des Balkans… et pas des Roms
Sous le pont Kitchener, très peu parlent français. L’un d’eux arrive toutefois à expliquer qu’il y a ici « des Albanais d’Albanie, des Albanais du Kosovo et des gens de Bosnie. Mais surtout des Albanais ».
Aurélie Neveu, coordinatrice de Médecins du Monde à Lyon le confirme :
« La majorité sont originaires d’Albanie. Mais la difficulté est que ça change énormément. Certains se voient proposer un hébergement. Mais d’autres arrivent entre-temps. Il y un gros turnover. »
Mais un point commun unit la majorité des personnes présentes sous l’autopont : ils sont demandeurs d’asile. Or, normalement, toutes les personnes déposant une demande d’asile en France ont le droit à un hébergement.
La question se pose alors : que font ces demandeurs d’asile dans la rue ?
Le dispositif est complètement saturé dans le Rhône répond Forum Réfugiés, l’association mandatée par la préfecture pour accompagner les demandeurs d’asile dans le Rhône, par la voix de son directeur, Jean-François Ploquin :
« Aujourd’hui, il y a 3000 places d’hébergement dans le Rhône. Et on a ouvert 220 places supplémentaires depuis le début de l’année. Mais on est pas équipés pour faire face à un tel afflux. Depuis le début de l’année, 2200 adultes ont fait une demande d’asile dans le Rhône. C’est un chiffre anormalement élevé. »
Depuis début juillet, des personnes installées sous le pont Kitchener se voient proposer des hébergements par Forum Réfugiés, en fonction de « critères de vulnérabilité » (familles avec enfants, femmes enceintes, personnes malades…). Mais tandis que certains s’en vont vers des appartements plus chauds, d’autres arrivent, venant grossir les rangs de tentes du campement du quartier Perrache.
« La situation du Rhône est aberrante ! »
Selon Forum Réfugiés, le nombre de demandeurs d’asile ne cesse de croitre dans le Rhône. L’association estime que sur les huit premiers mois de 2013, dans le Rhône, les demandes ont augmenté de 45% par rapport aux huit premiers mois de 2012.
La situation rend les capacités d’hébergement dédiées aux demandeurs d’asile insuffisantes dans le département. Jean-François Ploquin :
« Il y a un an, on hébergeait quasiment tout le monde. Aujourd’hui, il y a un délai d’attente qui s’allonge, laissant des gens temporairement à la rue. On essaie de construire une réponse aux besoins mais l’augmentation des besoins est supérieure aux capacités de l’offre. »
Normalement, les demandeurs d’asile doivent être hébergés en CADA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) et en HUDA (Hébergement d’urgence des demandeurs d’asile). Mais ces structures ne suffisant plus à faire face, le Rhône dispose aussi de 1200 chambres d’hôtel utilisées pour accueillir ces aspirants réfugiés. Et même là, l’offre ne suffit pas.
Cette hausse massive des demandes d’asile ne concerne pas que le Rhône, puisqu’un rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) sur « l’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile », datant d’avril 2013, estime qu’entre 2007 et 2012, le nombre de demandes d’asile a augmenté de 72% en France, passant de 35 520 à 61 166.
La solution ? La « régionalisation » de l’accueil des demandeurs d’asile
Toutefois, les arrivées de demandeurs d’asile sont inégalement réparties sur le territoire. En effet, selon Forum réfugiés, le Rhône représenterait 6% des demandes. Et la concentration a tendance à s’aggraver. En 2012, les demandes d’asile ont augmenté de 67% dans le département, alors qu’elles ont enregistré une hausse de 6% sur l’ensemble de la France.
Un constat qui effraie de plus en plus Jean-François Ploquin :
« La situation du Rhône est aberrante ! »
La seule solution pour l’association :
« Développer une gestion régionale, voire nationale, de la demande d’asile. L’Etat essaie de faire des ajustements à travers le dispositif national d’accueil. Mais cela prend du temps. »
Médecins du Monde partage en partie ce constat. Pour l’association, la solution est à chercher à la fois dans la mise en place de moyens supplémentaires dans l’hébergement mais aussi dans une meilleure répartition de la gestion de la demande d’asile sur le territoire.
Les Balkans : 50% des demandes d’asile déposées dans le Rhône
Le Rhône connait en ce moment un afflux important de demandeurs d’asile venus d’Albanie. Selon Forum Réfugiés, en septembre, sur 315 adultes ayant demandé l’asile dans le département, 158 étaient Albanais. Une situation qui plonge les associations dans une grande perplexité, comme l’affirme Jean-François Ploquin, directeur de Forum réfugiés :
« L’afflux de personnes des Balkans est quelque chose de difficile à expliquer. »
Face à cette augmentation, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a délocalisé ses services à Lyon cet été. Objectif : raccourcir les délais de 6 mois en moyenne à 2 mois, entre le dépôt de dossier en préfecture et la réponse de l’Ofpra. Et donc faire des économies et accélérer les expulsions.
Car si l’hébergement des demandeurs d’asile connait un tel malaise, c’est aussi en raison des temps de procédures. Ainsi, aux 6 mois d’attente de réponse de l’Ofpra s’ajoutent, en moyenne, 12 mois d’attente de décision de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en cas de recours de la décision de l’Ofpra. Et durant tout ce temps, l’Etat a l’obligation d’héberger ces personnes.
Or, pour celles venues des Balkans, la procédure débouche rarement sur une réponse positive. En effet, selon Forum Réfugiés, l’expérience réalisée cet été avec la mission déconcentrée de l’Ofpra a Lyon a montré un taux de refus de l’asile très élevé. Sur les 600 demandes de personnes venues d’Albanie et du Kosovo étudiées à ce moment là, les « accords se comptent sur les doigts d’une main », affirme Jean-François Ploquin :
« Il s’agit souvent de demandes d’asile qui ne sont pas motivées par un réel besoin de protection, au sens de l’asile. Même si je ne nie pas qu’il y a une situation difficile en Albanie, avec une grande crise économique. »
L’association Médecins du Monde a une toute autre lecture de la situation qui amène tant d’Albanais en France. La situation ne serait pas si rose dans ce pays, explique Thierry Malvezin, responsable de la mission bus de Médecins du Monde, qui cite un rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires des Nations Unies, datant d’août 2013 :
« Selon ce rapport, la situation en Albanie présente des problématiques de vendetta, de meurtres liés à des dettes de sang… que l’Etat n’arrive pas à gérer. La majorité des gens présents sous le pont Kitchener mettent cette situation en avant. »
Mais pour l’association, la question n’est pas là. Quelle que soit la provenance et la légitimité de la demande d’asile, explique-t-on, durant l’étude du dossier, ces personnes doivent être logées :
« Notre revendication est simple : l’application du droit. »
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