David Décamp. Les Vanités Se Font Mousser. Photo Mickaël Draï
Avec quelque 18 procédures à son encontre par la municipalité de Saint-Romain-au-Mont-d’Or pour « sa remise en état », on en oublierait presque que La Demeure du Chaos est avant tout un musée abritant une collection de plus de 4500 œuvres permanentes. Son créateur Thierry Ehrmann, qui y expose 30 années de travaux personnels, ouvre plus ponctuellement le lieu à des installations provisoires. Le Musée de l’Organe, c’est très officiellement son nom, reçoit jusqu’au 13 octobre prochain, neuf artistes pour une exposition intitulée Trans-mutation. Le neuf étant un chiffre clef dans la liturgie de la Demeure, le lieu ayant ouvert ses portes le 9 décembre 1999.
Lyonnais pour la plupart, ces artistes vont devoir essayer d’exister, au milieu de la multitude d’œuvres que renferme ce lieu en plein air, un land art où la végétation reprend parfois ses droits sur les sculptures métalliques éventrées et autres imposantes vanités. Rodolphe Bessey, le commissaire de l’exposition, essaie de proposer « un autre angle de vue sur cet espace ». Un espace très marqué de l’empreinte de son fondateur. Un autre angle pour permettre aux gens qui connaissent déjà la Demeure, de la redécouvrir autrement :
« Même les containers et le bunker qui abritent l’exposition ont une histoire. Tout est chargé de quelque chose à la Demeure. Les œuvres communiquent avec le lieu, avec d’autres œuvres et se fondent dans un « décor » qui n’en est pas vraiment un et finissent par se révéler, dans une dimension presque fantomatique ».
Surréalisme, ésotérisme et égrégore
Entre deux créatures fantasmagoriques faites d’os ou de métal, d’immenses robots recyclés, de bas-reliefs sculptés sur savons chimiques, de peintures si charnelles qu’elles en deviennent organiques, Rodolphe, comme les huit autres artistes invités, voulait livrer sa vision d’une époque régie par « la pensée unique » :
« Je trouve que notre société est terriblement égoïste. Elle est totalement égocentrée. Les gens sont dilués dans une espèce de soupe. La société ne doit pas définir l’humain, insiste-t-il. C’est l’humain qui doit la définir. Et donc ici c’est, en l’occurrence, un collectif d’artistes. Chaque personne apporte ce qu’elle est et l’association de toutes ces personnes doit donner quelque chose de supérieur. C’est important d’être quelqu’un, même dans cette dimension. »
Thierry Ehrmann acquiesce et renchérit :
« C’est un peu ce qu’on appelle l’égrégore en ésotérisme et chez les surréalistes. Ça comporte un fort pouvoir onirique. La réunion d’une masse d’individus qui permet de créer quelque chose de supérieur à la somme des individus. »
Les alchimistes
L’alchimie est un terme qui revient souvent dans le discours d’Ehrmann et de Bessey, cette discipline un brin mystique et philosophique qui a pour finalité la transmutation des métaux.
Pas très étonnant pour Ehrmann, président du Groupe Serveur et de la société ArtPrice, habitué à transformer le plomb en or. Mais l’homme voit pourtant ça d’un autre œil…
« J’ai mis ma fortune personnelle dans la Demeure du Chaos et j’en suis ravi, je ne regrette rien. Il y a deux formes d’alchimie. Celle qui consiste à transformer le plomb en or est la version opérative. Il y en a une autre plus sensible, un parcours spéculatif où l’alchimiste se démarque progressivement des métaux, c’est à dire de la richesse et des représentations sociales pour arriver à l’essentiel, à savoir les vraies questions de la vie. »
Car Thierry Ehrmann se pose en humaniste. Son musée à ciel ouvert est entièrement gratuit et accueille chaque année un peu plus de 120 000 visiteurs (selon les organisateurs). Fasciné par le Musée Imaginaire de Malraux, il reprend alors les propos de l’écrivain pour qui le « musée au XXIe siècle sera le lieu unique de tous les arts où convergeraient toutes les cultures, les générations et les différentes strates sociales ».
La petite maison dans le Chaos
Ce qui impressionne à la Demeure, et plus précisément, avec cette exposition, c’est le décalage qui peut exister entre le caractère anxiogène des œuvres présentées et la joie de vivre qui en émane. Thierry Ehrmann aime se mélanger au public et échanger. Un stimulant selon lui, bien plus efficace que n’importe quel stupéfiant.
« Ici, on milite pour la vie, je ne trouve pas ça morbide en fait, même si on travaille sur du métal, de l’organique et la mort. La Demeure du Chaos est aussi une agence de presse délégendée. C’est le miroir de notre monde. Le rôle du plasticien, c’est aussi de se prendre en pleine gueule la réalité de son quotidien. Il prend l’information comme un journaliste, mais lui va l’écraser, la comprimer, la déformer, pour la restituer de manière totalement subjective. Mais visuellement, la Demeure, c’est n’est que le millième de ce qu’on peut voir au journal de 20h ».
Julien Salaud, La Constellation de la Chevrette. Le seul artiste de la bande sans lien direct avec Lyon. Photo Mickaël Draï
Le Musée de l’Organe joue également un rôle tout particulier en exposant des artistes émergents du cru. Des auteurs qui peinent aujourd’hui à exister sur leur propre territoire.
« Le snobisme de dire que nul n’est prophète en son pays et de dire qu’un mec du coin est forcément un con, soutient Ehrmann. Si je prends un Allemand, un Parisien, un Italien, c’est la révélation. Ben non. Dans une terre comme Lyon avec 2 millions d’individus, il y a des mecs qui sont aussi bons qu’à l’autre bout du monde. Des mecs qui pensent, qui créent… »
Puisque l’exposition se tiendra en parallèle de la prochaine Biennale d’Art Contemporain, on ne peut s’empêcher de confronter les deux démarches artistiques. Bessey comme Ehrmann regrettent qu’il n’y ait presque plus de Lyonnais programmés. Mais pour ce dernier, le problème de l’art contemporain en général et de cette manifestation en particulier est plus profond.
« Je pense qu’il y a vraiment des gens qui ont aujourd’hui une envie d’art, mais d’art émotion. Il y a un art hygiénique dictée par le politiquement correct et les lois du marché. Dans le milieu de l’art, on est scotché. Par exemple, dans les modifs corporelles, on a Orlan, mais si tu es arrivé après, tu es un psychopathe. J’adore Orlan mais il y a eu beaucoup de choses derrière elle. Il faut les vivre de son époque. Combien de fois j’ai dit à Thierry Raspail (Directeur artistique de la Biennale) : « franchement, de biennale en biennale, tu n’as pas l’impression qu’il faut de plus en plus de cartels pour expliquer l’œuvre d’un mec ? » Pour moi, si un artiste a besoin de cinq pages pour expliquer son œuvre, je lui conseille plutôt de devenir écrivain… »
L’art et la manière
Rodolphe Bessey à la Demeure du Chaos – Photo Mickaël Draï
Rodolphe Bessey se retrouve dans ces propos et se remémore un souvenir d’étudiant, du temps où il fréquentait les bancs de l’école des Beaux-Arts de Lyon, une institution qu’il a côtoyé un peu moins d’un an, lui reprochant d’intellectualiser l’art, plutôt que d’apprendre véritablement à dessiner ou sculpter.
« J’ai le souvenir d’une personne qui a eu les félicitations du jury pour son diplôme de fin d’année. Quand elle a présenté son œuvre pendant plus d’une heure et demi, il y avait tellement de monde autour d’elle, que j’ai du attendre qu’elle s’en aille pour m’approcher de l’œuvre. Elle avait exposée sur un mur blanc un cadre noir avec quatre agrafes dorées. C’était son œuvre d’art après cinq ans de Beaux-arts… Moi, ça ne me touche pas.
À Ehrmann d’ajouter :
« Quand je fais une œuvre, si je ne reviens pas déjanté, bousillé, si j’en ai pas chié, ça ne le fait pas. Il faut qu’il y ait quelque chose de charnel. J’ai même tendance, quand tout se passe trop bien, à chercher la rupture, l’accident pour qu’il se passe quelque chose ».
Thierry Ehrmann à la Demeure du Chaos – Photo Mickaël Draï
Quand on sous-entend que tout de même, ce qui frappe avec la Demeure du Chaos et ce Musée de l’Organe, en premier lieu, ce sont beaucoup d’aciers, de rouille et d’os, mais assez peu de chaire et de tripes finalement, Thierry Ehrmann sourit et relève son célèbre t-shirt noir pour nous révéler un nombre de cicatrices et autres scarifications qui ferait pâlir n’importe quel prisonnier politique birman. Il énumère alors ses différentes blessures obtenues alors même qu’il façonnait l’œuvre de toute une vie. Des stigmates qui lui ont permis de particulièrement bien sympathiser avec le SAMU et autres pompiers du coin.
« Pour moi, conclut-il, la chaire existe dans les murs même de la Demeure. »
Les neuf artistes invités à la Demeure du Chaos
BULLITT BALLABENI : www.bullittballabeni.com
RODOLPHE BESSEY: www.rodolphebessey.com
PIERRE CITRON : www.pierrecitron.com
DAVID DECAMP : http://daviddecamp.free.fr
ROMAIN LARDANCHET : http://romainlardanchet.com
HÉLÈNE LAGNIEU : www.helenelagnieu.fr
MARJOLAINE LARRIVÉ : http://secretessavonnettes.ultra-book.com
JULIEN SALAUD : http://julien-salaud.info
SCARFOS : www.flickr.com/photos/scarfos
Trans-mutation, du 10 août au 13 octobre 2013 au Musée de l’Organe, Demeure du Chaos, 17 rue de la République, 69270 Saint-Romain-au-Mont-d’Or.
www.demeureduchaos.org
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