Rodriguez a été révélé par le documentaire « Searching for Sugar Man »
«Sugar Man (…), je suis fatigué de ce cirque (…), je suis las de ces jeux dangereux».
A presque soixante-et-onze ans, Rodriguez est un homme fatigué qui a raté son rendez-vous avec la gloire. Dont on pourrait croire qu’il a eu plusieurs occasions de la rencontrer, à ceci près que c’est elle qui, tel un dealer, l’a rattrapé maintes fois par le col pour mieux le repousser, False friend (Sugar Man) d’un homme dont les dépendances occasionnelles n’ont jamais inclus ni l’argent ni la célébrité. Et qui se trouve aujourd’hui trimbalé de scène en scène, à cet âge pré-canonique, le long d’une interminable tournée mondiale. Ses concerts parisiens – pris d’assaut – se sont révélés catastrophiques – ce qui ne fut pas le cas de ses prestations américaines et européennes, ni de ses nombreuses apparitions télévisées en live. Rentré se reposer quelques temps chez lui à Detroit, Rodriguez a promis, dans la foulée de déclarations de sa fille, de se «reprendre». Comme s’il nous devait quoi que ce soit.
On l’a dit fatigué, pas en place, dépassé, quasi aveugle, de nouveau porté sur la boisson, trop vieux. Rançon de la gloire et retour de bâton particulièrement cruel en forme de compte-rendus de live au pire scandalisés, au mieux condescendants, à l’égard d’un artiste qui eut mérité d’être l’égal, sinon d’un Dylan, du moins d’un wagon de folk-popeux aux destinées plus clinquantes. Qu’on ne s’y trompe pas : voir aujourd’hui un concert de Bob Dylan n’est pas moins pathétique, oui mais voilà, « Dylan is Dylan ». Rodriguez n’est « que » Rodriguez. Or il ne l’est pas, ou plus, depuis longtemps. L’a-t-il d’ailleurs jamais été ? Pas autrement en tout cas que par intermittence.
Hobo fantôme
Pendant des années, quand l’Afrique du Sud en avait fait ce mythe raconté dans Searching for Sugar Man, le documentaire de Malik Bendjelloul, fleurirent fantasmes et mythes sur sa vie et sur sa mort : immolé par le feu, suicidé sur scène, overdosé en prison, il est tantôt aveugle – ses lunettes noires sur la pochette de Cold Fact, comme seul indice – tantôt chaman extra-lucide. En 2013, on en est toujours là : suite à cette série de concerts ratés en France, Rue 89 a ironiquement titré : «Sixto Rodriguez existe-t-il vraiment ?». On connaît la fameuse maxime : «la plus grande ruse du Diable est de nous faire croire qu’il n’existe pas». Après une (ré-)apparition fracassante, Rodriguez y parvient toujours.
Sa force ? Un mystère entretenu par nature plus que par volonté : même ses amis, compagnons de biture, collègues de travail, ne savent rien de lui. Personne n’a jamais su qui est cet étrange personnage, pas plus aujourd’hui qu’hier : ouvrier le jour, musicien la nuit, hobo fantôme tout droit sorti du Morning Glory de Tim Buckley, où le conteur-vagabond refuse d’entrer dans une maison, pour cause de marche trop haute, et passe son chemin comme on passe son tour. Au succès, superficiel, Rodriguez, père de trois filles qu’il a abreuvées de culture, a-t-il peut-être fini par préférer la profondeur : celle de textes militants, politiques, décrivant d’une plume comparable à celle d’un Bob Dylan la réalité sociale de Detroit, capitale mondiale de l’automobile, qui à la fin des 60’s a déjà des airs de ville bombardée par la misère.
Une légende en Afrique du Sud
Définitivement ou presque car celle-ci revient frapper à sa porte à la faveur d’une tournée en Australie – où ses disques se vendent – à l’aube des années 80, au côté notamment de… Midnight Oil. Puis sa carrière s’arrête de nouveau – il en profite pour passer un diplôme de philosophie à l’Université Wayne State qui l’a depuis nommé docteur honoris causa, et candidater deux fois à la mairie de Detroit. Rodriguez, qui vit toujours dans son taudis acheté cinquante dollars il y a quarante ans, ignore alors qu’au même moment il est en train de devenir une légende dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid – ou plutôt de l’anti-Apartheid. Jusqu’en 1998 – nouvelle tournée, triomphale, puis retour à l’anonymat – et avant qu’en 2008, le réalisateur suédois Malik Bendjelloul ne s’empare du versant sud-africain de son histoire.
Ses deux albums, introuvables, s’apprêtent alors seulement à être réédités par le label Light in the Attic – ce qui vaudra à Rodriguez d’être acclamé par cinquante personnes au Nouveau Casino et un passage aux Transmusicales en 2009. Bendjelloul découvre donc par hasard – il est alors un journaliste à la recherche d’un sujet en Afrique du Sud – le destin de cette star inachevée – sans doute est-ce une des raisons pour laquelle le réalisateur a occulté l’épisode australien de sa carrière. Enfin, quatre ans plus tard, le temps qu’aura pris la réalisation et la sortie du film, Rodriguez est définitivement et mondialement panthéonisé. Le récit partiel de sa vie oscarisé. Les promoteurs tournent casaque et s’emparent du mythe trop longtemps ignoré, flairant la poule aux œufs d’or. Enfin, mais trop tard sans doute pour s’assurer contre la faillibilité.
Alive
Quand, en 1998, Rodriguez lance à la foule du Cap «Thanks for keeping me alive», on y entend l’écho de ce message envoyé par sa fille en réponse à l’avis de recherche de fans-limiers sud-africains : «Sometimes, the fantasy is better left alive». « Alive » était aussi le titre de la précitée tournée en Australie. Comme s’il fallait toujours s’assurer que Rodriguez est en vie, qu’il existe bel et bien, qu’il vient de la réalité, pour reprendre le titre de son second album Coming from Reality (1971), quand sa carrière n’est qu’une suite de succès mort-nés et de résurrections.
A propos de ces fameux concerts parisiens, le journal Marianne a parlé de «crucifixion artistique». Tel était peut-être finalement le destin de celui qui signait ses chansons « Jesus » Rodriguez : une vie en forme de traversée du désert, ponctuée d’éternels retours vécus avec la désinvolture induite par une intégrité absolue, quasi-christique. Et une tournée en forme de chemin de croix.
Oui, Sixto Rodriguez a raté son rendez-vous avec la gloire et avec un public né de la dernière pluie d’autant plus déçu par ses prestations qu’il l’attendait comme un Messie. Oui, le conte de fée habilement brodé est un peu défait. Mais ce qui compte, pour ce genre de trésor caché, c’est que la justice ne se dénombre pas en espèces sonnantes et trébuchantes ou en demandes de rappel. Ces choses-là passent.
L’essentiel demeure la diffusion et le passage à la postérité de chansons éternelles et universelles, seul moyen d’appréhender le « véritable » Rodriguez. Le reste, l’intéressé s’en amuse peut-être, en profite sans doute, mais surtout s’en moque, comme il s’en moquait sur son premier single, publié sous le nom de Rod Riguez, I’ll Slip Away (1967):
«Vous pouvez garder vos symboles de réussite, je poursuivrai mon propre bonheur. Vous pouvez garder vos horloges et vos routines, j’irai réparer tous mes rêves brisés. Peut-être qu’aujourd’hui… je m’éclipserai».
Encore…
Par Stéphane Duchêne, sur petit-bulletin.fr.
Ben Harper & Charlie Musselwhite + Rodriguez, au Théâtre antique de Vienne le vendredi 5 juillet
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