Le lundi 24 juin à 20h00, Rue89Lyon et le cinéma le Comoedia organisent une soirée spéciale « Lebanese Rocket Society ».
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Entretien avec Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.
A l’origine de The Lebanese Rocket Society, il y a un fait mystérieusement effacé de l’histoire libanaise : la participation active d’un groupe de scientifiques à la recherche aérospatiale des années 60 et la construction d’une fusée. Vous-même, comment en avez-vous eu connaissance ?
Joana Hadjithomas : Par ma soeur, Tania Mehanna, qui faisait une recherche sur l’histoire du Liban. Puis on a vu quelques images dans “Vehicules” un livre d’Akram Zaatari (édité par la Fondation Arabe pour l’Image et Mind the Gap). Mais on avait peu d’éléments : quelques lignes dans un livre, quelques images. Il y avait surtout un timbre à l’effigie de la fusée. Le projet avait eu une vraie ampleur. Ca nous a beaucoup étonné, on n’en avait jamais entendu parler.
Khalil Joreige : On a questionné nos amis et nos familles, eux non plus ne se souvenaient de rien. On s’est demandé si le projet était sérieux scientifiquement et pourquoi tout le monde l’avait oublié. Pourquoi il avait disparu de notre imaginaire. Alors on a commencé à chercher ! On travaille beaucoup sur ces histoires oubliées, tenues secrètes, souvent plus intéressantes que l’histoire officielle.
JH : Cette idée que le Liban ait participé à la conquête spatiale, c’est assez hallucinant! Et puis que ça se soit passé dans les années 60, des années très intéressantes dans la région : c’est le pic du panarabisme, c’est supposément considéré comme le temps des possibles, des idéologies au niveau des révolutions mondiales. Il y a aussi la folie de l’espace à ce moment, la Entretien avec Joana Hadjithomas et Khalil Joreige compétition entre les USA et l’URSS, et la façon dont cette compétition se répercute sur le reste du monde. La Lebanese Rocket Society est emblématique de cette époque.
Manoug Manougian, le professeur de mathématiques qui a initié le projet avec ses étudiants de l’université Haigazian, voulait participer à la recherche mondiale. Ils se sentaient contemporains du reste du monde au sens strict du terme, c’est-à-dire partageant le même temps. Il y avait aussi cette idée que cette contemporanéité se retrouvait dans l’esprit des révolutions où il s’agissait
de changer le monde. Ces révolutions semblaient connectées entre elles. On parlait de révolutions et non de causes, justement…KJ : En tous cas, c’est ce que notre imaginaire projette sur ces années-là, et c’est ce que nous remettons en cause en même temps.
Le travail sur les images d’archives est central dans votre film…
KJ : Il y avait quelque chose d’étrange : l’absence d’images sur le projet au Liban. Il en restait très peu à l’université Haigazian ou chez certains photographes, à la Fondation Arabe pour l’Image. On en a trouvé surtout dans les journaux. On avait même pensé à pallier ce manque d’image par l’animation.
JH : Et puis, on est parti à Tampa et on a rencontré Manoug Manougian, qui était l’initiateur du projet. Il nous a fait confiance et nous a ouvert ses archives. Il avait tout gardé : films, coupures de presse, photographies…
C’était magnifique. Soudain, on avait toutes les images dont on rêvait et les archives filmiques en 8mm, 16 ou 35, étaient sublimes: les fusées, les ciels, les nuages… Quoi qu’en dise Assaad Jradi, le photographe qu’on rencontre au tout début de notre recherche, qui se désole d’avoir raté sur l’une de ces photos l’envol proprement dit de la fusée et de n’en avoir capturé que la trace alors que nous, on trouve cette image tellement poétique.KJ : Lui ce qui l’intéresse, c’est l’évènement. Pour nous, c’est aussi la beauté évocatrice des images et surtout la trace de la trace. Ce qui entraîne aussi une réflexion sur le statut des images d’archives et la façon dont on les utilise dans le film, on les ralentit, on les subjectivise pour raconter cette histoire mais on tente de ne pas les fétichiser. Car ce n’est que quand on connaît cette histoire que l’image prend tout son sens.
Le film est assez inhabituel, ce n’est pas un documentaire traditionnel. Il y a d’abord un côté film d’action, notamment dans la manière dont vous mettez en scène la construction des fusées…
KJ : Cette histoire est une aventure spatiale. Avec des protagonistes qui sont des rêveurs, des scientifiques certes, mais des rêveurs, de ces gens qui disent qu’ils peuvent réaliser leur désir : “J’ai envie de faire voler une fusée, il faut du combustible, il n’y en a pas, on le crée…”
Les écouter, c’était suivre l’aventure au fur et à mesure de son déroulement chronologique, de ses moments d’excitation, de déception, de peurs, de joies… Il y a un côté conquête de l’espace qu’on a voulu préserver.JH : Notre façon de filmer a évolué durant le film : au début, quand on pensait qu’on n’aurait pas d’images d’archives, on avait commencé à filmer différemment, on travaillait sur une certaine mélancolie, sur la durée, sur l‘absence et l‘évocation …
Mais quand on a rencontré Manoug et qu’il nous a montré ses archives puis raconté l’histoire, on a ressenti très clairement qu’il fallait jouer le jeu de cette histoire. On avait davantage envie d’action, de filmer les acteurs de cette aventure avec une certaine forme de sobriété et les écouter, ce sont eux les témoins. Recueillir leur parole nous importe énormément.
Vous êtes néanmoins assez présents par le biais de la voix off…
KJ : Oui, car le passé est tout le temps questionné à partir de notre présent.
JH : Il était très important de dire d’emblée que nous sommes nés en 1969, que c’est une enquête subjective, que ces faits ont existé bien sûr, mais que l’une des choses essentielles est l’écho que cela provoque dans notre imaginaire à tous les deux. Mais celui-ci ne s’installe vraiment que dans la deuxième partie, quand on construit une sculpture représentant la fusée, que l’on fait ce geste au présent à partir de l’histoire passée qui nous est transmise. Nous ne voulions pas rester dans une forme qui aurait pu paraître nostalgique, mais au contraire faire, au présent, un acte en hommage au leur.
KJ : Ne pas simplement contempler et admirer le courage et l’espoir formidable de ce groupe de scientifiques qui a voulu envoyer des fusées dans l’espace dans les années 60. Dans notre démarche, on fait souvent des actes pour réinterpréter, rejouer, rendre les choses présentes. Ce film a fini par devenir très personnel et la voix off a permis de retranscrire notre questionnement, nos pensées. C’est aussi un film à propos de l’imaginaire et du rêve, de notre capacité à rêver aujourd’hui.
Non seulement vous enquêtez sur l’événement « confisqué » mais vous vous le réappropriez avec vos armes de plasticiens, en refaisant une fusée.
KJ: On a tenté de tisser l‘histoire passée et celle présente mais aussi l’art et le cinéma de façon étroite puisque les installations se retrouvent dans le film qui lui-même nourrit ce travail artistique.
Nous avons toujours créé des liens entre notre activité de cinéastes et de plasticiens. Mais c’est la première fois que ces deux aspects de notre travail sont réunis au sein du même projet. La Lebanese Rocket Society englobe un film de cinéma et des oeuvres artistiques : la sculpture de la fusée, mais aussi ce que l’on voit dans le premier plan, « l’album du président », et à la fin du film l’envoi du golden record. Il fallait aussi qu’on essaye de continuer ce rêve au présent, qu’on rende hommage à ces rêveurs et qu’on donne une réelle physicalité pour lutter contre l’oubli dans lequel était le projet.JH : D’où la sculpture de la fusée, une reproduction d’une des fusées, la Cedar 4 mais toute blanche, une sorte d’étrange monument à la science dans un pays où nous ne nous entendons pas vraiment autour de symboles, où nous ne nous rassemblons que très peu autour d’une histoire collective.
Mais bien-sûr ce monument est questionné et non glorifié, il nous renvoie à l’image que nous choisissons de préserver de nous-même.KJ : Dans notre précédent film, Je veux voir, Catherine Deneuve et Rabih Mroué tentent de questionner un territoire dont on a le sentiment qu’il n’arrête pas de se rétrécir pour voir si leurs présences et celle d’une équipe de cinéma seraient capables de faire reculer les frontières. The Lebanese Rocket Society comme souvent dans nos films pose la question : que peut le cinéma ? Progressivement, une des réponses a émergé dans la seconde partie du film : repenser le projet interrompu en fabriquant une sculpture de la fusée et l’offrir à l’université, rendre hommage à ce projet scientifique.
JH : Ce projet ne naît pas n’importe où mais à la Haigazian, une université arménienne à l’initiative d’un professeur de Mathématiques, Manoug Manougian, qui vient de Jérusalem, et dont les étudiants arrivent de partout : Aman, Syrie, Irak… Ils sont tous des enfants et petits-enfants d’une communauté victime d’un génocide au début du siècle. Souvent, ils sont eux-mêmes des enfants d’orphelins, ils ont une histoire lourde. Et qu’est-ce qu’ils font ? Ils créent une fusée, la première de la région, et ils l’offrent au Liban.
C’est un très beau geste de gratitude, un cadeau à leur terre d’accueil. Moi qui suis petite-fille d’émigrés grecs et Khalil qui est en partie palestinien, nous sommes très sensibles à cette histoire de déplacements, d’exil, de gratitude. Offrir une nouvelle fusée à l’université était notre manière de rappeler aussi cette histoire.
Cette fusée, vous lui faîtes traverser la ville. En quoi ce geste était-il important pour vous ?
JH : C’était notre manière d’inscrire cet événement dans la mémoire individuelle et collective des Libanais. Cet objet peut prêter à confusion, d’autant plus au Liban où la grande question politique est celle des missiles, où il y a peu de rapport à la science mais beaucoup au conflit armé : Est-ce une fusée ou un missile, une arme ou un objet de modernité et de recherche scientifique ?
KJ : C’est dans le territoire de l’université qu’on reconnaît cette fusée pour ce qu’elle est, à savoir un projet scientifique et c’est dans le territoire de l’art qu’elle est comprise comme une intervention artistique. La réintroduire dans un musée et à l’université, c’est croire que ces lieux-là peuvent la protéger de cette confusion et de la mésentente.
Cette foi, ou comme vous le suggérez, ce fantasme dans un autre monde qui habitait les années 60 ressurgit dans le présent du film et l’émergence du printemps arabe… La synchronicité est étonnante…KJ : On a commencé à préparer le film en août 2009 et nous avons tourné de novembre 2010 à mars 2011. Et là, tout d’un coup, pendant le montage, le monde arabe commence à bouger. En Tunisie, en Egypte, en Lybie, en Syrie, à Bahrein, des hommes et des femmes envahissent les rues, et malgré la peur, ils recommencent à espérer, à rêver d’un autre monde et le rêve ne s’arrête plus…
Les images d’archives trouvées, le désir d’animation est néanmoins resté, a ressurgi dans la troisième partie…
JH : Oui, non plus pour compenser l’absence d’images du passé mais pour imaginer celles du futur. Il y a peu de science-fiction dans le monde arabe, plus précisément peu d’anticipation, de projection dans le futur ou d’uchronie. On avait envie de se projeter dans le futur et d’imaginer ce qui se serait passé si le projet spatial ne s’était pas interrompu.
Comment s’est-il élaboré ?
K J : On l’a conçu avec l’artiste et animateur Ghassan Halwani, dont on aime et admire le travail depuis longtemps. Il fait des films d’animation de manière artisanale. On a beaucoup parlé, partagé. Il a conçu une animation qui n’est pas trop technologique, comme si dans les années 60, on avait imaginé 2025.
JH : On désirait un univers poétique et doux, avec un héros qui ne soit pas une figure politique mais un leader scientifique que des foules viennent acclamer pour son travail alors qu’il s’apprête à lancer dans l’espace un Golden record, un disque d’or sur lequel sont gravés des sons du Liban et du monde comme une bouteille à la mer interstellaire, un message de paix et de liberté. Dans ce fantasme qu’est le film d’animation, la science a remplacé le politique. La guerre n’a pas eu lieu. Et un musée a été créé, pour témoigner de cette histoire. Il y a beaucoup de second degré et cela ne concerne pas que le Liban. On joue avec la fierté nationale pour renvoyer dos à dos les slogans et les leaders qui tentent continuellement de nous manipuler avec ces termes-là. Ici, cela finit par donner naissance à un projet scientifique poétique, envoyer des sons de la Terre dans l’espace. Cela a aussi quelque chose d’absurde, presque poignant…
Pourquoi le projet s’arrête-t-il et est-il si vite oublié ?
JH : Il y a certaines raisons objectives : le Président de la République a dû arrêter le projet car il avait reçu des pressions internationales. Les fusées devenaient trop performantes donc potentiellement dangereuses, pouvant être utilisées à des fins moins scientifiques. Il fallait plus d’argent pour continuer alors que le prochain but était de lancer un satellite… L’Armée et les militaires avaient finit par instrumentaliser le projet sans que les scientifiques ne s’en rendent vraiment compte. Le but des premiers était la construction d’une arme, celui des seconds, la recherche pure. Mais pour nous, la raison profonde pour laquelle ce projet a disparu est qu’il était lié à une certaine représentation de nous-mêmes. Ces hommes étaient des rêveurs mais depuis 1967 et la grande défaite arabe, on ne se permet peut être plus de se projeter dans ce type d’imaginaire. La génération d’après la défaite de 1967 a vu son image altérée, il y a eu un désenchantement et celui-ci s’est propagé jusqu’à notre imaginaire et notre mémoire.
KJ : Faire des fusées était devenu inenvisageable, inimaginable, à proprement parler. L’image ne concordait plus avec l’imaginaire. On ne la reconnaissait pas.
The Lebanese Rockets Society n’est pas seulement un film d’enquête mais de conquête : celle du ciel que les Libanais ont voulu tenter à cette époque et que vous rejouez dans le présent et à votre manière à la fin du film. D’une certaine façon, vous autorisez-vous à réécrire l’Histoire ?
KJ : Il y a beaucoup de mémoire au Liban mais comme elle n’est plus reliée à une histoire, cela devient des événements personnels, subjectifs.
JH : C’est le travail des historiens, des témoins, des artistes, des écrivains et des cinéastes qui donne de la visibilité à la trace absente. Mais on ne réécrit pas l’histoire, on tente d’intervenir parfois sur le réel ce qui est très différent.
Tous les deux, nous suivons beaucoup dans notre travail les accidents, les signes, nous sommes totalement perméables au réel. On nous vole un film au Yémen, on va le chercher, on trouve un film latent, on le développe… Notre manière de travailler est très organique. Nos films sont des expériences à tous les sens du terme mais aussi des expériences de cinéma, souvent difficiles à classer ou à définir.KJ : Dans nos films, nous ressentons le besoin de repousser de façon symbolique les limites que l’on perçoit, comme un besoin vital d’étendre les frontières. C’est pareil pour la fusée, la reconstituer au présent, la déplacer
dans la ville, l’offrir à l’université et dire que nous avons été des chercheurs, des utopistes, des rêveurs et qu’on peut le redevenir.JH : C’est au coeur de la foi que nous avons dans ce contre pouvoir que peut être l’art et le cinéma.
Propos recueillis par Claire Vassé
THE LEBANESE ROCKET SOCIETY
- Lundi 24 juin 2013 à 20h00:
- de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.
- Billets en prévente aux caisses du cinéma à partir du 17 juin 2013.
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