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Kim Ki-duk, la totale (ou pas loin)

Même si le Lion d »Or décerné à son sinistre Pietà (sortie le 10 avril) semble marquer son retour en grâce, les fans originels de Kim Ki-duk – en son temps le plus passionnant des auteurs sud-coréens – risquent d »en ressortir avec un arrière-goût rance au fond de la gorge. Pour savoir ce qui a bien pu arriver à ce cinéaste maudit, le mieux reste encore de plonger dans sa filmographie.

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À l »orée des années 2000, tout est en place pour l »avènement du nouveau cinéma sud-coréen : la conjoncture économique est radieuse, une pimpante génération de réalisateurs sort toute fraîche émoulue des bancs de l »université, et le mécanisme des screens quotas (brisé en 2006 sous pression des Etats-Unis) protège mieux que jamais l »exploitation des productions nationales. Shiri, le premier vrai blockbuster sud-coréen, emporte tout sur son passage et déloge Titanic en termes de recettes domestiques. Dans cette olympienne foulée, le box-office local se fait méchamment titiller par des comédies shootées aux amphétamines du film de genre (My Sassy Girl, My Wife is a gangster) ou des projets plus classieux, revisitant l »histoire récente du pays sous le prisme émotionnel (Friend, JSA du jeune Park Chan-wook).

Dans ce contexte radieux, Kim Ki-duk fait office de mouton noir. Déjà, il n »appartient pas au sérail de la Nouvelle Vague coréenne : autodidacte total, formé à la dure par une décennie de complet dénuement, qui l »a vu s »engager dans la marine puis dans des études pour devenir prêtre, il échoue finalement en France, où il tente de vivre de la vente de ses peintures. Entre deux flâneries, il découvre Mauvais Sang en salle obscure, et scelle son destin de futur cinéaste. Première erreur, limite de lèse-majesté : alors que tous ses petits collègues courent derrière la versatilité de Spielberg, Kim Ki-duk, lui, tente de digérer Carax dans ses premiers films (Crocodile, Birdcage Inn, et Wild Animals avec Denis Lavant et Richard Bohringer).

Pour ne pas arranger son cas, les scénarios de ses films remuent la tourbe identitaire et la culpabilité d »une société incapable de se regarder en face. La Corée de Kim Ki-duk est profondément malade, révulsée, et sa frustration contenue ad nauseam ne peut qu »exploser dans un geyser de hurlements, de larmes et de sang. De fait, le cinéaste sera systématiquement rejeté par la critique et le public de son pays, peu amènes de ce genre d »auscultation hardcore et sans aucune concession au confort de spectateur.

L »Île sort en 2000, en plein boom du nouveau cinéma sud-coréen, et se fait étriller par les gardiens du temple critique national. Le cinéma de Kim Ki-duk détonne trop lourdement dans le panorama : délibérément mutique, rêche comme un coup de trique, d »une esthétique poisseuse qui suinte, au mieux, la mélancolie. Et surtout, chantre d »une violence glaciale, à l »impact graphique, moral voire politique dosé avec une dérangeante pertinence. Pour peu aimable qu »il soit, le film marque par son désespoir, transfiguré dans des trouvailles visuelles audacieuses.

Passé un assez peu remarquable exercice d »improvisation cinématographique (Real Fiction), Kim Ki-duk embraie sur son projet le plus dingue, Adresse Inconnue (2001), imposant film choral situé dans un petit village traumatisé par les contrecoups de la guerre et de l »occupation de l »armée américaine. Un requiem d »une tristesse infinie, dont les horribles coups du sort s »égrènent au son des premières notes du Gymnopédie N°1 d »Erik Satie. Souvent à deux doigts du ridicule, notamment à travers son impayable personnage de GI »s crapuleux, Adresse Inconnue touche encore plus souvent au sublime dans sa froide contemplation du chaos.

Bad Guy (2001) pousse encore plus loin les frontières de la violence morale : un maquereau aussi sauvage que muet kidnappe une jeune fille et la prostitue afin de la garder près de lui – avec les peintures d »Egon Schiele et la triste ballade italienne I tuoi fiori comme seules échappatoires. D »une situation où la cruauté est sans cesse poussée vers son paroxysme, Kim Ki-duk fait miraculeusement émerger la beauté dans le fumier. Au gré de sa logique tortueuse et viciée, Bad Guy se transforme peu à peu en l »histoire d »amour la plus atroce qui soit.

Avec The Coast Guard (2002), l »auteur touche presque au succès public, mais uniquement à la grâce de son acteur principal, le très bankable et sexy Jang Dong-gun. Une nouvelle fois, pas grand-monde en Corée du Sud n »adhère à ce psychodrame tournant autour d »un militaire traumatisé par une bavure, malgré l »interprétation très pénétrée de son acteur principal. Pour tout dire, même s »il se lâche un peu plus niveau réalisation, Kim Ki-duk commence à tourner en rond autour de son utilisation de la violence comme catharsis.

Ce qui explique sans doute l »apaisement de Printemps, été, automne, hiver… et printemps (2003) : un très joli film, programmatique à souhait, qui suscitera d »adorables louanges dans moult festivals internationaux et une certaine perplexité chez les fans de la première heure. Fasciné, marqué à vie par la religion catholique et son idéal de rédemption dans la souffrance, Kim Ki-duk signe ici une œuvre empreinte de bouddhisme ; et pour la première fois, le réalisateur se met en scène, devant la caméra, dans les deux dernières saisons censées figurer la maturité du personnage principal et ses renoncements. La schizophrénie artistique entre le cinéaste et l »auteur se consomme, dévorée par un besoin de reconnaissance de plus en plus dévorant.

Samaria et Locataires, tous deux tournés en 2004, marquent le retour aux sombres affaires pour Kim Ki-duk. Dans le premier film, le cinéaste lie plus franchement l »imagerie catholique à la dépravation de ses personnages principaux, pour un résultat qui n »évite malheureusement pas une forme de complaisance. Dans le second, il atteint l »apothéose à la fois esthétique et émotionnelle de son style : l »économie de dialogues laisse parler des images évocatrices, à la puissance symbolique folle, où l »on évolue selon une chorégraphie à l »envoûtante beauté.

À partir de L »Arc (2005), à force de tourner en rond, le cinéaste finit par s »enfoncer dans le sol. Time (2006), Souffle (2007) et Dream (2008) ne sont finalement que des films dispositifs, où deux âmes torturées et esseulées tentent de se rapprocher à coups de jolies vignettes oniriques et, parfois, signifiantes. Ce qui n »empêche pas de rares fulgurances, courts zéniths d »œuvres aux encéphalogrammes désespérément plats.

En 2011, Kim Ki-duk brise trois ans de silence avec le documentaire Arirang, consacré… à son auguste personne. Après un accident survenu sur le tournage de Dream, le réalisateur s »est retiré du monde dans un squat super précaire, où il partage ses journées entre regarder son café couler goutte par goutte et s »apitoyer sur son sort. Et il a décidé d »en faire un film, histoire de revenir dans le game, t »sais. Parodie ultime du portrait de l »artiste en loser incompris, ou sincérité assez gênante d »un geignard, pathétiquement jaloux du succès de ses anciens assistants, toujours est-il qu »Arirang donne envie de prendre Kim Ki-duk, de le secouer, et de lui dire que ce n »est pas en pleurnichant sur son sort qu »il arrivera à quelque chose.

Pour quiconque s »intéresse à l »auteur et ses évolutions, Amen (2011) est un document passionnant. Kim Ki-duk retourne en France, improvise avec son hypnotique actrice principale un périple qui s »achèvera dans une église, matrice par excellence du réalisateur ; de temps à autre, planqué derrière un masque à gaz, Kim Ki-duk surgit pour agresser l »héroïne. Sur le fond, l »intention est claire : revenir aux sources de l »envie ET du besoin de filmer, sur les lieux-mêmes de sa propre épiphanie. Mais sur la forme, c »est imbitable. Soyons clairs : en dehors de rares sursauts, il ne s »y passe absolument rien, on y prend beaucoup le métro et le train pour bien signifier le changement entre deux phases purement contemplatives.

Nous voici donc arrivés à Pietà, Lion d »Or au dernier Festival de Venise. Kim Ki-duk is back dans les bacs, avec une sortie française en salles s »il vous plaît. Courageusement porté par deux acteurs principaux solides, Pietà suit la relation trouble entre un usurier brutal et celle qui prétend être sa mère. Violence morale et physique à tous les étages, spectre de l »inceste brandi régulièrement… Kim Ki-duk manie sa dynamite filmique avec encore plus de distance qu »à son habitude. Il ne laisse plus la beauté affleurer de la fange, il la recouvre systématiquement d »une nouvelle couche de malaise. Il tombe dans cet écueil qui l »a menacé pendant toute sa filmographie : la complaisance. Le sordide pour le sordide, l »épate-bourgeois à l »emporte-pièce. Au terme de ce chemin de croix cinématographique, même l »indéniable beauté du plan final apparaît fabriquée, de mauvais goût. Pietà n »est jamais loin de la caricature, du menu best of de son auteur dans un emballage froid, hermétique. Et la reconnaissance du film risque d »encourager Kim Ki-duk dans cette voie, entérinant une nouvelle fois l »indispensable maxime de Max Ophuls : « à force de courir après le public, on ne finit plus par voir que son cul ».


#Amen

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