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"Fraudeurs, assistés" : des chercheurs grenoblois démontent le discours

ENTRETIEN / La fin du discours sur « les profiteurs » ? Le taux de personnes qui ne demandent pas les prestations sociales auxquelles elles ont pourtant droit est plus important que celui des personnes qui fraudent : voilà qui est dit. Pour un groupe de chercheurs grenoblois, auteurs d’un édifiant ouvrage, « L’Envers de la fraude sociale », il est temps que la lutte contre le non-recours devienne une priorité, voire un outil de lutte contre la pauvreté.

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Dans l’annonce de son plan de lutte contre la pauvreté, le premier ministre Jean-Marc Ayrault n’est pas allé jusqu’à en faire une croisade. Mais il l’a évoqué : la lutte contre le phénomène du non-recours aux minima sociaux et aux prestations sociales doit exister au sein des administrations, au même titre que la lutte contre la fraude. Un changement de discours que n’ont pas manqué de relever les chercheurs de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), structure universitaire grenobloise rattachée au CNRS.

A la suite de l’enquête réalisée par la CNAF (caisse nationale des allocations familiales) sur le RSA, révélant notamment que 68% des allocataires potentiels du RSA activité n’en font pas la demande, une première idée reçue (ou répandue) tombait. Dans L’Envers de la fraude, qui reprend cette enquête spécifique, d’autres droits sont passés au crible.

Avec des chiffres existants, ceux des collectivités, des organismes et des administrations, l’Odenore tort notamment le cou au fantasme de la surutilisation des droits sociaux. Par exemple, pour la CMU (couverture médicale universelle), qui ne représentait en 2010 que 0,5% du préjudice total subi par l’assurance maladie, contrairement à l’impact qui lui a souvent été imputé dans les discours politiques, le phénomène de non-recours devient même depuis quelques années « massif » et « persistant ».

Un chapitre concernant le non-recours aux tarifs sociaux de l’énergie, dans un contexte de précarisation énergétique, élargit le point de vue, cette non-demande ne constituant pas une économie pour les comptes publics.

Mais cette question de l’économie que réaliseraient par ce biais les pouvoirs publics se pose justement. L’ensemble des non-recours aux prestations sociales en représente-t-il réellement une ? L’Odenore tend à contredire également ce postulat.

Pierre Mazet, chargé de mission et co-auteur de L’Envers de la fraude, nous explique le processus, les choix éditoriaux, et le discours politique auquel ce travail de recensement a incontestablement abouti.

 

Pierre Mazet est sociologue, chargé d’études à l’Odenore, et enseignant à Sciences Po Grenoble.

« Le sentiment de honte est très fortement lié à la stigmatisation des personnes pauvres, avec la référence permanente à l’assistanat, aux fraudeurs, ou à ceux qui abusent du système. »

 

RUE89LYON : Jean-Marc Ayrault vient de présenter son plan de lutte contre la pauvreté. La lutte contre les non-recours aux minima sociaux en est l’un des aspects. Vous devez être satisfait ?

PIERRE MAZET : Les annonces sont ambitieuses, on verra quels effets elles auront réellement. Le fait de devoir mesurer le taux de non-recours est une nouveauté en France, toutes les caisses de sécurité sociale devront évaluer le non-recours à leurs prestations. La lutte contre le non-recours devient une priorité au même titre que la lutte contre la fraude.

Je note le point spécifique sur les migrants : il est affirmé que ces populations ne sont pas en sur-recours comme on l’a beaucoup dit jusque là, mais qu’elles sont plutôt en sous-recours ou en non-recours. D’une manière générale, le changement de lexique à l’égard des pauvres et des personnes précaires est très clair. D’ailleurs, dans le camp adverse, les critiques ont tout de suite surgi. Laurent Wauquiez (ancien ministre et vice-président de l’UMP, ndlr), qui avait déjà parlé de l’assistanat comme du “cancer de la société”, a cette fois expliqué que ces mesures privilégieraient l’assistanat aux dépends des classes moyennes.

Dans le discours, le plan du gouvernement actuel insiste au contraire sur l’objectivité des situations, sur le principe de non-stigmatisation, ce qui me semble assez fort.

 

« Les Mamies-biscotte sont des personnes qui ont de toutes petites retraites, parfois celles de leur mari, et pour lesquelles il n’est pas imaginable de solliciter une assistante sociale pour recevoir de l’aide de l’Etat. »

 

Vous pointez plusieurs raisons pour lesquelles les gens n’ont pas les prestations auxquelles ils ont droit : un grand isolement pour certains, mais aussi une méconnaissance des recours possibles, ou encore certaine honte. Comment avez-vous identifié ces typologies ?

A l’observatoire, on utilise le terme “typologie” pour parler des types de non-recours ; on en a identifiés quatre jusqu’à présent.

  • 1/ L’explication principale, c’est la non-information : il n’y a pas demande de l’aide parce que les gens ne la connaissent pas.
  • 2/ La deuxième raison, c’est la non-réception : la demande est engagée, mais elle n’aboutit pas. Soit parce que les méandres administratifs et bureaucratiques font que le traitement s’arrête, le dossier est perdu, les conditions d’éligibilité changent, etc. Soit c’est le fait des gens eux-mêmes qui, au bout de quatorze allers-retours, abandonnent. C’est fréquent, on a tous un cas autour de nous.
  • 3/ La troisième raison est la non-demande, alors qu’il y a connaissance de l’offre. C’est là que l’on trouve le sentiment d’humiliation, la mésestime de soi, la peur de la stigmatisation. La honte est telle qu’on préfère ne pas demander plutôt que d’obtenir l’aide sociale dont on a besoin. De fait, certaines personnes préfèrent vivre plus difficilement mais en conservant une image digne d’elles-mêmes. Ils ne veulent pas être catalogués “pauvres”.

Un phénomène qui est particulièrement fort chez les personnes âgées. Je pense notamment aux « Mamies-biscotte » : ce sont des personnes qui ont de toutes petites retraites, parfois celles de leur mari, qui vivent très chichement, et pour lesquelles il n’est pas imaginable de solliciter une assistante sociale pour recevoir de l’aide de l’Etat. Il y a sans doute là un phénomène de génération. Bien qu’on n’ait pas réussi à faire une enquête d’ampleur en milieu rural, on suppose que ce phénomène y est assez fort aussi.

Le sentiment de honte est aussi très fortement lié à la stigmatisation des personnes pauvres, martelée lors du précédent quinquennat, surtout sur la fin, avec la référence permanente à “l’assistanat”, aux fraudeurs, ou à ceux qui abusent du système.

Une enquête réalisée en Grande Bretagne sur une dizaine d’années a montré une corrélation entre la production d’une image dévalorisante des bénéficiaires potentiels dans les médias et la baisse des demandes d’aides sociales. Cela s’appuyait sur des entretiens avec des bénéficiaires qui se sentaient responsables de leur situation.

  • 4/ La quatrième raison, dont on n’a pas pu parlé dans cet ouvrage, c’est la non-proposition. C’est le fait que les intermédiaires sociaux, ceux qui sont entre l’offre publique et les bénéficiaires, ça va de l’assistante sociale aux bénévoles des associations qui interviennent auprès des publics « précaires », ne font pas la proposition de l’offre. Parfois, c’est parce qu’ils ne la connaissent pas eux-mêmes.

Les professionnels que l’on rencontre sur le terrain sont eux aussi perdus face à l’inflation réglementaire, à l’empilement des aides et des prestations, à la complexification des procédures administratives, des démarches, aux difficultés à joindre les caisses de sécurité.

Il existe un jeu de représentations qui conduit les intervenants professionnels à penser qu’il vaut mieux ne pas proposer l’offre à la personne parce qu’elle ne lui est pas adaptée. Notamment dans le secteur de l’hébergement, nombre d’intervenants pensent que les personnes qu’ils accueillent ne peuvent pas, par exemple, accéder directement à un logement autonome, et ne leur proposent pas de déposer un recours DALO (droit au logement opposable).

Mais cette analyse des travailleurs sociaux n’est-elle pas justifiée ?

Cela renvoie à la façon dont le parcours d’accès au logement a été structuré, selon l’idée de paliers successifs qu’il faudrait franchir, pour des personnes qui viennent de la rue. Et on se rend compte que la structuration de l’accès est finalement naturalisée par les professionnels.

Certains pensent, de façon tout à fait bienveillante, que les personnes qu’elles accueillent sont là avant tout pour discuter et avoir un café chaud et qu’on ne peut pas les lancer dans une démarche d’accès à un logement autonome, dans lesquels ils ne sauraient pas vivre. Du coup, ils ne leurs proposent pas le droit.

 

« Il y a aussi une dimension morale, “ceux qui abandonnent rapidement, c’est qu’ils n’en ont pas vraiment besoin”. Le fait d’arriver au bout signifierait que vous êtes méritant, autrement dit que vous êtes un bon pauvre. »

 

Au vu des difficultés pour obtenir les prestations, on peut se demander s’il n’y a pas une volonté des organismes et des pouvoirs publics à parvenir à un certain taux de non-recours ? Y a-t-il un avantage à ne pas verser ces prestations ? Est-ce que ces non-dépenses représentent une économie ?

Est-ce que c’est volontaire ? Nous ne pouvons pas le démontrer. En revanche on constate qu’il y a un moyen très simple de faire diminuer la demande, c’est de complexifier la démarche d’accès. C’est vérifié, c’est mécanique. Quand on rend un droit automatique, il y a plus de personnes qui perçoivent ce droit. Quand il faut remplir 14 pages de dossier, c’est plus compliqué. Notamment pour les personnes précaires, non pas parce qu’elles seraient moins capables mais parce qu’elles sont souvent dans des situations de vie extrêmement compliquées.

Donc oui, si on multiplie le nombre de cases à remplir, on multiplie le nombre potentiel d’abandons. Cela permet de réguler la demande.

Mais il n’y a pas seulement une dimension économique ici. Il y a aussi une dimension morale : “ceux qui ont besoin demanderont”, “ceux qui abandonnent rapidement, c’est qu’ils n’en ont pas vraiment besoin”. Le fait d’arriver au bout signifierait que vous êtes méritant, que vous avez réellement besoin, autrement dit que vous êtes un « bon pauvre ».

Si l’on raisonne plus globalement, on pense que c’est un mauvais calcul. D’une part, parce qu’on ne chiffre pas du tout le temps de traitement dû à la complexification administrative. Du fait des conditions d’éligibilité qui sont de plus en plus contraignantes, les agents qui instruisent les dossiers passent beaucoup plus de temps dessus pour finalement ouvrir moins de droits. Si on calculait ce temps perdu, je pense qu’on aurait des surprises, en termes d’efficacité interne.

D’autre part, penser la non-dépense comme une économie, ça revient à ne considérer les aides sociales, et d’une manière générale la solidarité, que comme de la dépense et pas comme une forme d’investissement. C’est un raisonnement à courte vue.

Enfin, il faut aussi penser en termes d’amélioration du mieux être social global : est ce que nous avons intérêt à faire des économies sur le dos des plus précaires ?

Pourquoi un chapitre est-il dédié spécifiquement aux droits des travailleurs saisonniers ?

Ça nous semblait intéressant de montrer que le non-recours ne concerne pas seulement les pauvres, dans une vision un peu caricaturale. Le non-recours est un phénomène assez général, il ne concerne pas seulement le RSA. Il faut sortir de l’idée qu’il ne concernerait que des personnes précaires qui ne travaillent pas. Des droits à la formation, ou d’autre droits du travail, ne sont pas sollicités ni perçus.

Tout le monde est concerné, en réalité, d’une façon ou d’une autre, par les prestations sociales.

Tout le monde est en situation de non-recours potentielle. On parle surtout du non-recours des personnes précaires parce que ces populations sont plus exposées que les autres, notamment parce que la majorité des prestations sociales sont soumises à des conditions de ressources (seules les allocations prestations familiales ne le sont pas) : moins on a de ressources, plus on est éligibles à des prestations.

Mais c’est aussi parce que moins on a de ressources, plus le fait de ne pas bénéficier des prestations appauvrit : c’est un facteur aggravant de pauvreté. Pour deux personnes en couple qui sont au RSA, 100 euros de plus par mois, c’est très significatif ; pour un couple de médecins, on peut supposer que ça ne change pas grand chose. C’est tout le problème du non recours frictionnel, du décalage dans le paiement de certaines prestations : un mois de décalage pour un ménage précaire, ça rend la situation invivable, on ne peut pas payer son loyer, ses factures, on s’endette, etc.

Nous sommes tous le public d’une offre publique, cela peut être une offre socio-culturelle, un recours juridique… C’est un phénomène transversal qui touche tout le monde avec des impacts sociaux et politiques plus ou moins importants.

Vous consacrez aussi un chapître au DALO (droit au logement opposable) qui n’entre pas dans le même cadre que les droits sociaux.

Oui, le DALO est un droit opposable, ce n’est pas rien car il est opposable à l’Etat. Si on devait en rester strictement à la définition du  non-recours, initiale, on en resterait à des non-recours à des prestations financières, de type sécurité sociale. A l’Odenore, on a fait le choix d’étendre la question, car il nous a semblé important d’un point de vue socio-politique de voir et comprendre comment l’offre publique est saisie par les citoyens.

S’il y a des dispositifs publics, des droits sociaux, pensés pour des publics qui ne s’en saisissent pas, on pense que cela a un sens politique, ça veut dire qu’il y a des gens en retrait de la vie sociale, ou qui refusent l’offre qui leur est faite.

Pour revenir au Dalo, il y a quand même un problème majeur sur ce droit, qui n’est pas des moindres, il permet de mettre un toit au-dessus de la tête des gens et son absence provoque un enchaînement de non-recours au reste, car le logement est, on le sait, un facteur de stabilisation, de sécurisation minimum.

Même s’il est très difficile de connaître le chiffre de la population bénéficiaire… Entre les chiffres du gouvernement (650 000), celui de la fondation Abbé Pierre (3.6 millions) ou des associations (2 millions), on est dans des rapports de 1 à 4 ou 5. Cela dit, il n’y a jamais eu que 68 000 réponses favorables en 2010 sur les 206 000 recours déposés, soit à peine 10% des estimations basses de l’Etat.

Diriez-vous de votre démarche qu’elle est politisée voire militante ? Vous utilisez des formes accusatoires : « fraude morale » (de l’Etat), « mesures déstabilisatrices du chômage », « droits bafoués » (pour les saisonniers), etc. Votre quatrième de couverture évoque un discours sur la fraude sociale qui a “marqué le quinquennat de Nicolas Sarkozy”.

Militante, je ne sais pas. Dans le chapitre sur le Dalo les termes de fraude morale sont justifiés. Il est politique parce qu’il discute et infirme un certain nombre de discours politiques. Il remet les choses dans l’ordre par rapport à un discours qu’on a entendu pendant longtemps. Il n’est toutefois pas idéologique, on ne fait que confronter les chiffres de l’action publique au discours qui est porté sur cette action-là, surtout sur leurs bénéficiaires. Il prend une connotation politique au regard du contexte, évidemment.

La médiatisation est indispensable selon vous : est-ce qu’il s’agit de réussir à inverser la vapeur sur le discours relatif à la fraude sociale ?

Que ce soit dans les médias c’est très bien, mais surtout si le propos arrive à infuser les organismes publiques, ce serait une réussite. Ce n’est pas nous qui avons inventé le terme de non-recours, on travaille dessus depuis des années mais c’est la CNAF qui introduit le terme. Il y a eu un effet de médiatisation très fort avec l’enquête sur le RSA.

Des collectivités se saisissent maintenant de ce thème : le CCAS de Paris, à Nantes, à Angers, à Grenoble, la CPAM des Hautes-Alpes, ils ont travaillé ça à leur niveau et avec leurs moyens, sans attendre. La conférence sur la pauvreté, en décembre, a été importante, la notion a bien infusé.


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