Qui est Ayn Rand ? Russe de naissance, cette auteure rejoint les Etats-Unis à l’âge de 19 ans pour ne plus jamais les quitter. Après quelques scripts concoctés pour Hollywood et Broadway, elle se lance à corps perdu dans l’écriture de romans, réceptacles métaphoriques de ses visions frondeuses de la société, l’économie, la politique. Dans ses interviews, Rand aligne les positions périlleuses : féministe et athée assumée, elle cautionne notamment l’homosexualité et l’usage de drogues. Dans ses quatre romans (elle s’arrêtera après Atlas Shrugged, estimant avoir tout donné), Ayn Rand jette les bases de sa propre philosophie, qu’elle nomme l’Objectivisme : chacun ne doit vivre que pour sa propre satisfaction personnelle, dans un état constant « d’égoïsme rationnel », sans se préoccuper des autres et en combattant tout ce qui se dresse sur sa route.
Atlas Shrugged dans Mad Men : « Vous avez lu Rand ? Atlas Shrugged ? C’est LE livre. (…) Nous nous ressemblons. Vous êtes un homme productif et raisonnable, et au final complètement autocentré. C’est une force. Nous sommes différents, nous ne faisons pas de sentiments pour tous les gens qui dépendent de notre dur labeur. Prenez donc 1,99 dollar sur mes 2500, et achetez-vous un exemplaire. »
Comment cette figure hautement polémique – à l’accent russe particulièrement prononcé, qui plus est – a-t-elle bien pu faire battre si fort le petit cœur de l’Amérique conservatrice dans ses moments les plus difficiles ? C’est simple : la mémoire sélective, mes aïeux. Les républicains retiennent avant tout d’Ayn Rand son ultra-capitalisme chevillé au plus profond de son être, son aversion épidermique pour tout ce qui ressemble de près et de loin à du socialisme, et ils bandent fort, très fort pour l’héroïsme conquérant des multiples héros d’Atlas Shrugged.
Qui est John Galt ? That is the fucking 1 million dollar question, my friends. Celle qui revient incessamment dans la bouche des innombrables déçus du système décrit dans Atlas Shrugged : une utopie crypto-communiste, collectiviste, toute peureuse et envieuse de ses plus puissants industriels. En somme, le worst case scenario pour l’issue encore incertaine de la Guerre Froide (nous sommes en 1957, souvenez-vous). Au cœur de ce marasme se dressent fort heureusement quelques justes : Dagny Taggart, cohéritière avec son couard de frangin James de la société de chemin de fer Taggart Transcontinental ; Hank Rearden, self made-man et producteur d’une nouvelle sorte de métal ; et enfin Francisco d’Anconia, playboy impudent (or… is he ?), héritier de la fortune colossale de ses aînés.
Dans le monde d’Ayn Rand, les héros sont des espèces de cyborgs sociaux, des machines productives uniquement intéressées par le travail et le profit, qui ne peuvent prendre du plaisir (intellectuellement ET sexuellement) qu’avec les personnes qui partagent leur vision des choses. Ce qui limite les perspectives, vu le futur dystopique tout pourri dans lequel ils sont coincés. Dagny et Hank joignent leurs forces pour construire une ligne de chemin de fer révolutionnaire, la John Galt Line – « Qui est John Galt ? » demande la presse, « C’est nous. », répond Dagny. Las, le gouvernement passe loi restrictive sur décret punitif pour leur ravir tout monopole et toute influence idéologique. Autour du couple d’entrepreneurs en véritable croisade, les disparitions mystérieuses de grands esprits industriels se multiplient.
Mais qui est John Galt, BORDEL DE MERDE ??? Il faudra attendre plus de la moitié des 1170 pages pour le savoir : sans surprise, un travailleur acharné (il aurait même bossé comme manar’ sur la John Galt Line, comme ça, presque POUR LE FUN), et inventeur d’un révolutionnaire moteur à électricité statique. Mais surtout, le meneur d’un mouvement de sédition avec le gouvernement en place : autour de lui, il a regroupé tous les grands esprits dans son Atlantis, une communauté marginale dépourvue de toute supervision et de toute régulation étatique. La grève et l’exil forcé de tous ces industriels finissent par mettre le pays (autant dire le monde) à genoux. Que fit Atlas lorsque le poids du monde augmentait au fil de ses efforts pour le soutenir ? Il haussa les épaules (« He shrugged »).
Atlas Shrugged dans South Park : « Oui, au début ça me rendait heureux d’apprendre à lire, ça avait l’air excitant et magique. Puis j’ai lu ça, Atlas Shrugged d’Ayn Rand. J’ai lu chaque mot de cette nullité, et à cause de ce tas de merde, je ne lirai plus jamais. »
En résumé, l’ultime roman d’Ayn Rand est la lecture obligatoire de tout Geonpi (le collectif des entrepreneurs français pigeonnés par le système) qui se respecte, le 50 Nuances de Grey du cadre brimé ET de sa hiérarchie réduite au silence, de l’entrepreneur frustré et silencieusement rageux contre la machine. Une ode au capitalisme dérégulé, au laissez-faire économique, à l’abandon de tout Etat providence, le tout dans un écrin romanesque épique et, faut avouer, plutôt bien gaulé. Ayn Rand sait comment aguicher son lecteur, quand bien même elle le plonge dans des fatras de discussions politico-idéologico-économiques à n’en plus finir. En apparence, l’astuce d’Atlas Shrugged est plutôt simple : présenter longuement ses différentes figures héroïques comme des parangons de pureté absolue, et plier progressivement l’intrigue et ses ressorts à leur image – les personnages étant aussi extraordinaires que grotesques, la narration peut de fait oser toutes les démesures.
Le souci, c’est qu’Atlas Shrugged pratique le prosélytisme idéologique à coups de burin, avec la grâce d’un ballet de Panzer Division. Le politicien fuyard de Washington se nomme Mouch (mendier, en anglais) ; les héros sont productivistes jusqu’au crétinisme (ils sont du genre à se foutre des tartes quand ils envisagent de revoir leurs ambitions à la baisse), méprisent les pauvres qui n’ont finalement que ce qu’ils méritent, et vomissent toute tentative de régulation puisqu’intrinsèquement, le marché est juste. Sans ses forces industrieuses, le monde s’écroule. Au cas où le message ne soit pas totalement clair, n’ayez crainte : le roman s’achève par près d’une centaine de pages d’un sermon lourdement récapitulatif, déclamé par John Galt au peuple FORCEMENT fasciné. Pour peu qu’on soit ne serait-ce qu’un tout, tout petit peu en désaccord avec ses messages, la lecture du roman est une fascinante bataille de tous les instants pour ne pas le jeter contre un mur, ou hurler de rire face à la radicalité de ses personnages principaux.
Atlas Shrugged est souvent étiqueté dans le genre science-fiction : non contente d’assaisonner à la sauce entrepreneuriale du XXe siècle de multiples sources mythologiques, Ayn Rand fait en effet de John Galt, véritable Banksy du 1% et inventeur de génie de technologies innovantes, l’incarnation du futur, du monde restant à construire sur les ruines collectivisées de l’ancien. Mais avant toute chose, le monde décrit dans Atlas Shrugged N’EXISTE PAS. Il n’a jamais existé. La description du cénacle politique qui mène le pays à la ruine n’y dépasse jamais le stade de la parodie grossière – c’est limite s’ils ne boivent pas de la vodka en s’appelant “camarade“. On est loin, très très loin de la politique pratiquée par Barack Obama, c’est rien de le dire. Et pourtant, ça n’empêche pas l’establishment Républicain de brandir le livre comme une menace prophétique.
Faudra-t-il attendre 50 ans avant de voir le film distribué en France ?
Logiquement, l’adaptation cinématographique d’Atlas Shrugged, qui a finalement vu le jour cette année, ressemble foutrement à un spot d’une heure et demi pour Mitt Romney. L’action a été déplacée en 2016 – l’année de fin du potentiel second mandat d’Obama, même si cet infâme cuistre staliniste n’est jamais cité. L’intrigue reprend les grandes, grandes lignes narratives du roman, sans mettre de côté son discours offensif. Ses acteurs sont des Ken et Barbie interchangeables, strictement inconnus au bataillon, et qui seront de toute façon tous dégagés pour la séquelle du film, à la faveur d’acteurs un tout petit peu plus connus.
La première partie d’Atlas Shrugged est la plus ingrate du livre, et donne sans aucune surprise un film plat à en gémir de douleur, où des marionnettes inexpressives ahanent des argumentations économiques ramenées à leur plus simple expression. Passée à la moulinette hollywoodienne, le livre d’Ayn Rand est enfin débarrassé des opinions sulfureuses de son auteur, ou de la crudité de ses formulations. Il peut s’afficher crânement en pub anti-Obama : le second volet, encore plus bourrin politiquement dans son propos, est sorti sur les écrans américains le 12 octobre, moins d’un mois avant l’élection présidentielle. Malgré l’indéniable dynamisme de sa bande-annonce, le film fut boudé par les fans du roman. Quelque part, la morale est sauve. Quelque part.
Deux acteurs de Robocop se cachent dans cette bande-annonce. Sauras-tu les retrouver ?
Autant la lecture d’Ayn Rand submerge par la somme invraisemblable de ses partis pris, dont certains, replacés dans leur contexte, relèvent d’un féminisme hardcore assez sidérant et quasi jouissif, autant la vision du film conforte l’hypothèse développée par Jon Stewart après le discours de Clint Eastwood à une chaise lors de la Convention Républicaine : il existe un Barack Obama et une Amérique que les Républicains sont les seuls à voir.
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