Joris Mathieu, toujours accompagné de la compagnie Haut et Court, revient à Lyon avec Urbik / Orbik. Le metteur en scène y explore le vaste univers de la science-fiction et réussit la transposition d’un modèle fort de la littérature et du cinéma (moins du théâtre) en s’inspirant de la vie et de l’œuvre de Philip K. Dick (Total Recall, Minority Report...), l’un des plus grands écrivains du genre. Proche du Mélancholia de Lars Von Trier dans sa langueur, moins dans sa narration, le metteur en scène Lyonnais, via un dispositif scénique original mêlant numérique et illusionnisme, se joue du réel et de notre perception pour nous offrir sa vision de la fin du monde.
Joris Mathieu // Crédit photo : Siegfried Marque
Rue89Lyon : Une certaine apesanteur dans la narration, des voix déshumanisées, un mobilier Ikea aseptisé… Est-ce votre vision du futur ?
Joris Mathieu : Je ne sais pas si c’est vraiment ma vision du futur, mais c’est là dessus que j’ai envie d’interroger les gens avec qui je vis, avec qui je partage le monde. C’est d’abord la représentation que je me fais de l’univers de Philip K. Dick. Une fois enlevé tout le maquillage de sa littérature, du simulacre, de la dimension baroque de son écriture qu’on a vu très bien servi dans le cinéma, il y a une vraie ligne de fond, un rapport mélancolique, un sentiment de perte dans le rapport à l’humanité.
J’ai voulu concentrer mon adaptation là-dessus. Cette espèce de lame de fond où les choses vont à leur fin, sans qu’il n’y ait ni lutte, ni désespoir, ni enthousiasme. C’est l’expression de la mélancolie, c’est-à-dire du deuil. On espère qu’après notre mort, quelque chose va naître qui sera meilleur d’une certaine manière. Le spectacle de cette humanité se refroidissant est une thématique que l’on retrouve dans Blade Runner où l’on s’interroge sur qui de l’androïde ou de l’humain aura les qualités sensibles les plus fortes à termes.
Si ce n’est ma vision du monde, j’ai en tout cas des mouvements d’humeur. Et plutôt que de me projeter dans l’avenir, j’essaie de faire des spectacles sur le reflet d’un moment et actuellement, j’ai un regard un peu désabusé. L’acceptation de me dire qu’on est entré dans une aire de mutation profonde de l’humanité. Que les processus dans lesquels on s’est engagé tant économique, qu’industriel, que politique, que écologique vont être difficiles à enrayer maintenant.
Crédit photo : Siegfried Marque
La science-fiction a toujours été le prétexte à critiquer nos sociétés. Cette vision est-elle globale ou Urbik / Orbik trouve aujourd’hui une résonance dans notre pays ?
Très clairement oui. C’était la première fois hier (mardi 24 avril) qu’on jouait depuis le premier tour des élections. Ce n’est pas un commentaire par rapports aux résultats des élections, mais plutôt, un état de doute, de trouble qui semble fort en France de ne plus croire en rien, ne plus savoir ou placer son humanité. Ne plus savoir à qui on peut faire confiance. Un sentiment de grand vide. Soit une révolte va apparaître, soit rien ne va apparaître et tout va disparaître. On a vraiment l’impression qu’on est en bout de chaine et que, face à ça, on est en manque de projets utopiques et de contre propositions qui permettraient de se projeter.
Quand on se retrouve avec un second tour UMP contre PS, on peut affirmer que la révolte n’a pas eu lieu…
La révolte aurait pu avoir lieu au premier tour, je pensais d’ailleurs qu’elle se manifesterait plus fortement. Mais n’y a-t-il pas une volonté frondeuse dans ce qu’on voit des résultats ? De se dire à un moment donné : « on veut que sa pète » ? Les choix des électeurs peuvent être horribles, mais ils sont quand même le reflet d’une volonté de faire exploser un système et que ce système n’en tient pas compte. Que ce soit Mélenchon à 11 ou Le Pen à 18, de voir se radicaliser certaines opinions, c’est quand même l’expression forte de vouloir faire exploser quelque chose. C’est un peu ce que raconte le spectacle. Les chemins dans lesquels on s’est engagés sont irréversibles. Que de toute façon, ça ne sera soluble que par la guerre, que par la décroissance démographique, ou par l’extinction de tout. Quel monde, nous citoyen, a-t-on encore les moyens de construire et qui ne va pas s’effondrer ? Moi, je ne sens que de l’effondrement potentiel partout.
« il y a des critiques vraiment violentes et acerbes sur l’évolution de la scène contemporaine ».
Comment est né ce désir de mettre en scène de la la science-fiction ?
Je suis venu à la SF par hasard. Je ne suis un grand un grand lecteur de ce genre à la base. C’est par le théâtre que j’y suis venu. J’avais envie de m’affranchir des codes, des contraintes théâtrales qu’on connaît qui sont les unités d’espace, de temps. Très vite, les spectacles qu’on a développés se sont d’abord appuyés sur du roman. Du roman qui permettait d’éclater d’avantage la structure du récit et de la narration qui nous mettait des défis plus grands que l’écriture théâtrale. Pour imaginer la scène comme l’espace de tous les possibles. Du coup, rapidement, le domaine de l’imaginaire, plus que celui de la SF, est devenu une source.
Alors que la salle des Subsistances place le public au plus près de la scène, vous installez entre eux un écran translucide sur lequel vous diffusez de la vidéo. Pourquoi perdre cette proximité avec le spectateur ?
Il y a un aller-retour permanent dans l’utilisation que l’on fait de cette scénographie. Il y a une volonté d’amener le spectateur en immersion de l’englober, de le ramener à l’intérieur puis de le remettre à distance. Pour moi, qu’on parle d’écran au théâtre et au cinéma, ce n’est pas la même chose. L’écran de cinéma ne nous empêche pas de rentrer à l’intérieur et de nous immerger. L’écran théâtral réaffirme l’idée de quatrième mur brechtienne, de mise à distance : « écoute, spectateur, il faut que tu écoutes cette chose là car elle te raconte des choses sur toi-même et sur l’humanité que tu vis au quotidien ». Du coup, je pense que chez nous, l’écran est ambivalent. Il est parfois cinématographique, parce qu’il recadre l’image, il la construit, il fabrique plastiquement les choses… Et il est parfois théâtral parce qu’il sert de quatrième mur, il nous remet à distance.
Crédit photo : Siegfried Marque
La technique est si parfaite qu’on se demande si vous n’avez pas eu envie de construire une œuvre autour de cette dernière…
C’est un peu les deux. On travaille sur ce dispositif depuis plusieurs années. Il est née de l’envie de monter des textes de Volodine comme Des Anges Mineurs. On voulait mettre en place un système permettant de faire cohabiter des présences spectrales et des présences charnelles. Derrière, on a vu les potentialités de ce dispositif, on n’a pas eu envie de l’abandonner. Je me suis alors replongé dans mes lectures plus adolescentes de Dick. Son rapport au réel, à l’illusion, la mise en doute de tout, allait retrouver une résonnance avec cet outil là.
Est-il toujours difficile de croiser spectacle vivant et arts numériques ?
Le théâtre aujourd’hui en France ne sait pas vraiment quoi faire de l’apparition de nouvelles formes. Entre vite s’en saisir, le récupérer et le produire pour être dans l’avant garde et être tendance ou le refuser en bloc parce que ce serait une forme d’ennemi qui voudrait détruire le théâtre comme on l’aime. Un théâtre portant une parole incarnée par des acteurs bien en chair qui créent une prestation live sous les yeux des spectateurs. Je l’entends beaucoup, des tenants d’un grand conservatisme. Après, les choses on tendance à doucement évoluer. Petit à petit, cette culture infuse et va trouver sa place.
Une ouverture qui viendra peut-être du grand public. Aujourd’hui, on peut assister à des concerts d’artistes morts…
Oui, ça va venir par le public. Et puis, dès qu’il y en a qui prennent le risque, les autres suives.
Vous endossez donc le costume du pionnier…
Non, pas du tout. On se trouve par hasard à un endroit. La compagnie a une histoire de 13 ou 14 ans. Ensemble, on a choisi de faire un chemin fait de zigzags, mais avec toujours comme objectif de faire un truc qui nous ressemblait et qui n’était pas forcément ce qui se faisait. Alors oui, à ce titre là, il y a une prise de risque permanente depuis toujours dans notre travail de ne pas chercher à séduire, de faire les choses que l’on a envie de faire sans trop se soucier de leur diffusion. Mais je ne me considère pas comme un pionnier.
Ce sont des enjeux très actuels. On se retrouve là à ce moment là et il se trouve qu’on a emprunté cette voie là. Par contre, on a une responsabilité en tant qu’artiste auprès des professionnels de partager, de mieux faire entendre quelle dimension sensible il peut y avoir à explorer ces zones. Que la technologie n’est pas qu’un gadget pour se donner un habillage contemporain. Que ça a un fondement plus profond, plus intime, plus sensoriel. Que ça amène un langage différent. Mais ça serait le cas si on n’utilisait pas de numérique. Dès que tu fabriques un spectacle, il faut que tu trouves les mots pour transmettre ton univers poétique.
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