Réunis en association, ceux qu’on appelle les verriers de Givors ont récemment fait parler de leur combat dans la presse. Atteints de cancers qu’ils estiment avoir été provoqués par leur travail en usine, plusieurs d’entre eux sont morts, et ceux qui sont encore vivants espèrent obtenir gain de cause devant la justice. Adélaïde Di Cioccio, qui aura 80 ans en avril prochain, n’en a pas entendu parler. Elle a réuni seule les documents nécessaires, « toute la vie » de son mari, soigneusement rangés à l’intérieur d’une pochette, qu’elle sort d’un placard de son salon. Dans sa petite maison de Villeurbanne, Madame Di Cioccio raconte, encore éberluée, comment le cancer de son mari s’est déclaré, presque du jour au lendemain.
« Tout a démarré à la fin du mois de mars 2008. On revenait d’Italie en avion, un jeudi. Le dimanche je prépare à manger, avec mes enfants, ma sœur était là. Mon mari m’avait fait la vaisselle, tout était bien. Mais quand il était assis, il toussait. Il est allé voir le docteur. Il nous a donné des médicaments contre la bronchite. Et il a quand même demandé des radios. »
La plèvre est touchée, il y a de l’eau dans les poumons. S’en suit une batterie d’examens, des scanners, un séjour dans une clinique de Vaise, à Lyon. Un médecin pratique une ponction, suite à laquelle il déclare à Madame Di Coccio :
« Votre mari a donc travaillé dans l’amiante. »
Elle est presque rassurée par cette erreur d’analyse du médecin, n’imaginant pas que la maladie puisse être liée à la profession de Felice :
« Mais non, je lui ai dit. Pas du tout ! Il a travaillé pendant 44 ans dans le verre. »
Le corps médical, lui, n’est pas soulagé. On explique au couple que le fait d’avoir respiré de la poussière de verre peut aussi être responsable du cancer dont souffre Monsieur Di Cioccio. Le pronostic tombe comme un couperet.
« Il peut tenir quatre ou cinq mois. »
Felice a 74 ans à l’époque, et son épouse ne comprend pas ce qui arrive.
« C’était un homme en pleine forme. »
Une fontaine en Italie
Elle raconte, devant des petits verres remplis de Limoncello et quelques bugnes, comment celui qu’elle a rencontré en chahutant autour d’une fontaine en Italie, à l’âge de 12 ans, sombre peu à peu dans la maladie. Comment elle va devoir s’occuper de tout, des médicaments, de la bombonne d’oxygène dont il a désormais besoin. « Il voulait continuer à sortir son chien. Je l’ai gardé ». Chouchou, sorte de mini chihuahua à poils longs et roux, se balade dans le jardin.
Lors du dernier séjour à l’hôpital de Felice, Adélaïde se souvient :
« Il ne voulait embêter personne là-bas. Il m’a appelé pour que je l’aide à prendre une douche, il ne voulait pas que les infirmières le fassent. »
Adélaïde ne l’a jamais entendu dire « aïe », même le dernier jour de sa vie.
« Il a mangé un peu, des pâtes, de la viande. C’était pour me faire plaisir, sinon il savait que je n’étais pas contente. »
Felice Di Cioccio avait entamé les premières démarches pour établir le lien de causalité entre sa maladie et son travail en usine.
« Il voulait que je ne manque de rien après son décès ».
Mais l’assurance maladie reconnait 118 pathologies, parmi lesquelles celle de l’ancien verrier de Corbas ne figure pas. Il s’agit d’une maladie « hors tableau ». Et la commission régionale de reconnaissance des maladies professionnelles, organisme incontournable pour obtenir une prise en charge par la sécurité sociale, n’est pas prompte à modifier la question des cancers dont sont touchés les verriers.
« A la fin, il a porté un bleu de travail »
Felice Di Cioccio a commencé comme ouvrier miroitier, en 1953, chez Troncy. Quatre ans plus tard, il est engagé par la société Endeweld à Villeurbanne. Il y traite le verre afin qu’il devienne miroir, et utilise notamment de l’ammoniac. Puis de 1969 à 1994, il est coupeur de verre chez Solyver, à Corbas.
Adélaïde Di Cioccio n’est pas amère. A l’inverse, elle a une certaine reconnaissance pour le travail qui a permis d’élever leurs cinq enfants, à côté des travaux de couture qu’elle faisait à domicile.
« Je n’en veux pas au patron. C’était des gens bien. Ce n’était pas moderne, à l’époque. Felice n’a jamais porté de masque. Seulement à la fin, il a juste porté un bleu de travail. »
Depuis, Solyver a été rachetée à la notable famille Targe, connue à Lyon pour sa vaste miroiterie située à Guillotière. L’entreprise est ensuite passée dans les mains d’un nouveau dirigeant, et la figure de l’usine a bien changé. Un contrôleur est passé sur le poste qu’occupait Felice Di Cioccio à Solyver, constatant qu’en l’état, il ne pouvait pas l’avoir exposé à la poussière de verre. Adélaïde Di Cioccio a le sentiment de se battre contre une époque révolue :
« On peut faire le métier en costume et en cravate aujourd’hui, disait mon mari. Il suffit d’appuyer sur un bouton, le verre passe dans une machine et il ressort tout près ».
Cancer de verrier, une histoire classique ?
Selon Laurent Gonon, docteur en gestion qui a pris en charge la coordination du dossier des verriers de Givors, « le combat pour la reconnaissance des maladies professionnelles, surtout avec les substances cancérogènes pour origine, est extrêmement difficile, car il faut faire la clarté sur les conditions d’exposition et les produits toxiques utilisés ». Il ajoute :
« Le cas des verriers de Givors et quasiment idéal (si l’on peut dire !) statistiquement, car nous avons une population importante, concentrée sur un seul lieu, pendant un siècle, dans des conditions de travail identiques, avec des produits semblables, qui développe des cancers dans de semblables parties du corps. »
Les papiers s’accumulent dans la pochette d’Adélaïde Di Cioccio, dont le dossier est soutenu par la FNATH, association de défense des personnes accidentées. « Ça peut être long », dit-elle, presque sur le ton d’une question.
« J’irai jusqu’au bout, je le fais pour lui, je lui ai promis. »
A ce jour, l’association FNATH qui a porté devant le le tribunal administratif de la sécurité sociale (TASS) des dossiers similaires n’a jamais gagné une procédure. Un vice de forme pourrait faire pencher la balance du côté de Madame Di Cioccio, afin qu’elle puisse bénéficier d’une prise en charge. Une issue pas très satisfaisante pour elle, car le lien de causalité entre le cancer de son mari et son activité de verrier ne serait pas reconnu. Ni la caisse d’assurance maladie ni la nouvelle direction de Solyver n’ont rendu leurs conclusions. Une audience est toutefois prévue devant le TASS de Lyon, en mars prochain.
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