Critique /
Du fait divers à la comédie humaine
« C’est facile d’être bonne, et souriante, et douce. Quand on est belle et riche ! Mais être bonne quand on est une bonne ! »
Les Bonnes de Jean Genet sont inspirées du crime commis par les soeurs Papin, qui ont assassiné, une dizaine d’années avant l’écriture de la pièce, leur maîtresse et sa fille. L’auteur a extrait de ce fait divers sa moelle théâtrale, préférant le tragique à la chronique, choix que le metteur en scène Jacques Vincey a particulièrement bien respecté et souligné. Claire et Solange, les deux soeurs, apparaissent comme damnées, prisonnières d’un état social insupportable et d’une maîtresse autoritaire, mais Les Bonnes n’est pas pour autant une pièce sociale ou militante. Genet observe comment ces deux femmes, contraintes dans leurs costumes de bonnes – qu’elles recouvrent parfois, sans les ôter, d’une fourrure de Madame – jouent un rôle qui les conduira vers le drame.
On l’avait observé dans le magnifique Madame de Sade de Mishima l’an dernier au TNP, Jacques Vincey est maître dans l’art de figurer la pesanteur des conditions sociales grâce à un méticuleux travail sur les costumes, grimes, perruques et corsets. Comme chez Marivaux, les laquais s’amusent à porter les habits de leurs maîtres. Mais ici, Claire ne sera Madame que pour sa soeur Solange. La fiction ne peut renverser l’ordre établi, elle permet juste aux deux bonnes d’exprimer leur haine, de répéter le crime qu’elles ne parviendront pas à commettre. Et pourtant, dans la première scène, Jacques Vincey laisse planer le doute pour qui ne se souvient pas parfaitement de la pièce. On croit assister à un duel véritable entre la domestique et la maîtresse de maison.
Une des réussites du metteur en scène est de maintenir une tension forte entre les trois personnages : les rapports de domination glissent et chacune s’avère un bourreau en puissance pour l’autre. Le quiproquo n’est pas ici de nature comique, comme dans Les Jeux de l’amour et du hasard, mais se conclue par la mort de Claire qui boit volontairement le tilleul empoisonné à la place de Madame.
Du psychologique au tragique
Ni Jean Genet, ni Jacques Vincey ne s’attardent sur les ressorts psychologiques du drame. Bien sûr il y a de la frustration, de l’oppression, du ressentiment. Mais il y a surtout une machinerie à l’oeuvre, un dispositif qui enserre et oblige les personnages. Dans un décor glacial – deux plateformes métalliques et des néons – les bonnes sont comme en cage. Une cage qui tourne sur elle-même : la rotation remplace le déplacement, la répétition remplace la vie. Elles ne disposent d’aucun espace d’intimité et même en l’absence de Madame, les objets se chargent de dénoncer leur manège.
Dans ce piège à bonnes, leur seule distraction est la cérémonie à laquelle elles se livrent : Claire joue Madame, Solange la malmène, lui exprime sa haine et la tue. Elles ne parviennent pas à ce dénouement, jusqu’à l’ultime accomplissement du rituel. Les visages livides des deux soeurs, leur démarche souvent mécanique, en font des pantins coincés dans leur histoire. La dimension tragique de la pièce explose dans la dernière scène, quelques minutes avant la mort simulée, puis réelle, de Claire, alors en robe blanche, les cheveux lâchés et le visage recouvert de sang.
Trois femmes puissantes et un peu de timidité
Les trois interprètes de Jacques Vincey sont parfaites. Elles avaient déjà joué ensemble dans Madame de Sade le rôle d’une mère et de ses deux filles. Marilu Marini, en maîtresse arrogante et névrosée force le rire autant que le dégoût. Elle a des allures de méchante de conte de fée, mère de Blanche Neige ou marâtre de Cendrillon. Hélène Alexandrinis et Myrto Procopian excellent dans l’ambivalence de leurs personnages, tantôt soubrettes tantôt furies, corps siamois ou soeurs ennemies.
Mais que vient donc faire là ce jeune homme, qui tourne autour du décor, le fait pivoter et fume quelques cigarettes en observant la tragédie ? Il s’agit manifestement de Jean Genet, puisqu’il nous a récité la préface des Bonnes au début du spectacle. Hélas, sa présence plane comme un geste de théâtre avorté, une idée peu développée d’autant que l’on parvient mal à imaginer le frêle acteur en Jean Genet, provocateur et révolté. Plusieurs autres partis pris nous ont semblé trop peu assumés. Comme le travail sur la démarche et la gestuelle d’automates des personnages, qui aurait pu être plus tenu, ou encore sur la mécanique du dispositif, que l’on aurait aimé plus contraignante. S’agit-il d’hésitations, de timidité ou bien simplement de mesure, afin que le trouble l’emporte sur la stupeur ? La mise en scène de Jacques Vincey met en lumière avec fluidité et intelligence les enjeux de la pièce, les trois interprètes lui donnent un souffle excentrique et tragique. Nous aurions adhéré sans réserve avec une plus grande prise de risque.
Jusqu’au 10 décembre au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, salle Jean Bouise.
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