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Planter le décor
En préambule du spectacle, Eszter Salamon nous raconte que là où nous sommes assis, un théâtre a brûlé autrefois. Une grande fourrure au sol s’est embrasée (une cigarette mal éteinte probablement), puis le décor et enfin le théâtre ont disparu sous les flammes. Pas d’inquiétude ici, puisque pas de décor, tente-t-elle de nous rassurer. Pas de corps nous indique le titre, pas de décor. Quoi, alors ? Du noir, des voix, des lumières, des projections et de la fumée. Comment mettre en scène une présence résiduelle, désincarnée ? Les mondes que nous allons être invités à traverser, « il y a cinq mille ans ou peut-être demain » pour le premier, dans une réalité future ou parallèle pour les trois suivants, sont habités. Par des ectoplasmes, des esprits errants, des humains en puissance dont les désirs et les énergies circulent sans véhicules de chair. Ou bien ne sont-ils plus peuplés que de données, de uns et de zéros qui évoluent de façon aléatoire et parfois, au hasard de leurs combinaisons, forment des figures reconnaissables. Le vaisseau dans lequel nous sommes embarqués semble avoir été fabriqué par quelques maîtres en science fiction (Philip K Dick), en philosophie (Deleuze, Guattari et leurs « corps sans organes »), en images pop-métaphysiques (le Terence Malik de The Tree of life).
Exprimer maintenant sa colère pour ne pas terminer avec elle
Les spectateurs de théâtre ne sont pas des entités abstraites, déracinées, éléments d’une cosmogonie dans laquelle chacun serait connecté à tout et à tous. Pourquoi continuer à nous soumettre des propositions en anglais sans traduction. Le dispositif de Tales of the Bodiless ne permet manifestement pas de surtitrage. Mais les voix sont enregistrées, une version française est donc possible. La complexité des textes ainsi que le traitement son des voix rendent souvent peu intelligibles les contes à des spectateurs ayant un niveau d’anglais moyen. Certes, une traduction est distribuée avant le spectacle, mais un des intérêts de la pièce réside dans cette tension entre des spectateurs physiquement présents et des êtres désincarnés sur scène. Comment saisir ce trouble si l’on entend pas le processus de disparition du corps dans la tourbe (dans le premier conte), si l’on ne peut pas projeter dans son propre esprit ce qui n’est pas donné à voir sur le plateau ? Ce n’est pas la première fois que l’on regrette le peu d’égard pour le public non anglophone, notamment de la part quelques artistes berlinois, sans doute habitués à un public cosmopolite et initié.
Puis s’autoriser à divaguer
Le corps fait segment, arrêté de part et d’autre. Sans corps, l’homme n’est plus que le point d’une droite, d’une ligne infinie, d’un flux. L’homme virtuel, sur le net, se transforme en impulsion électrique perdue dans la masse d’informations et de mémoire qu’il enrichit. Plus d’individus mais des voix. De la mémoire, et encore ! La mémoire doit être concentré, avoir un habitat. La mémoire opère par acceptation, rejet et classement de données ; si rien n’est borné, si tout se dilue, peut-on parler d’une mémoire constituée ? Il s’agirait plutôt de fragments flottant dans les limbes. Que reste-t-il de l’homme si sa peau ne fait pas frontière ? Grâce à un travail technique superbe (notamment les lumières de Sylvie Garot et le design sonore de Peter Böhm), nous ressentons des présences autour de nous et en nous. Une pensée pour Régis Debray et son petit livre Éloge des frontières (insupportablement récupéré par le milieu identitaire et souvent taxé par les autres de réactionnaire), dans lequel il défend la séparation entre le dehors et le dedans ; comment s’embrasser si nous ne sommes pas séparés ? Difficile aussi de ne pas penser à certaines analyses de la psychose, comme pathologie d’un corps sans limites.
Les références à la psychanalyse sont claires dans le deuxième conte, qui met en scène deux chiens réfléchissant à l’évolution de leur espèce après la disparition de l’homme. Il est question de thérapeutes, d’excréments, l’un demande à l’autre « Est-ce que je peux rentrer par ton cul et sortir par ta bouche ? ». Antonin Artaud, Gilles Deleuze et Felix Guattari ne sont pas loin. On entendra parler de cancer puis de sida, on croisera un culturiste et une prostituée livrant le récit de leur disparition, on terminera par des évocations de naissances, de couleurs et de points. Le dernier tiers du spectacle est extrêmement beau et spectaculaire, en forme de genèse ou de chaos. Les textes sous forme de contes absurdes ou poétiques, la profusion de sensations et l’absence d’incarnation laissent le champ libre à toutes les divagations. Chacun erre selon ses propres images mentales, références et souvenirs avec cependant toujours présent à l’esprit ce dont le manque, ici, révèle la nécessité : le corps. Eszter Salamon et son équipe parviennent à dépasser l’exercice de style, l’oeuvre purement plastique, en offrant au public les conditions matérielles de ressentir l’impensable : une humanité désincarnée.
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