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Cenntro Motors à Gerland, l’histoire d’un aberrant fiasco industriel

Ce vendredi 30 octobre, le tribunal de commerce de Lyon a prononcé la liquidation de Cenntro Motors. L’ensemble des 382 salariés se retrouvent donc au chômage.

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Manifestation des salariés de Cenntro Motors, le 30 juin 2015. ©LB/Rue89Lyon

De Fagor-Brandt à SITL puis à Cenntro Motors, c’est l’épilogue du démantèlement modèle d’une industrie de machines à laver. Malgré l’intervention à hauteur de 10 millions d’euros des pouvoirs publics pour y développer des « cleantechs ».

> Nous republions notre article du 9 septembre dernier

Au début de ce mois de septembre, la direction de Cenntro Motors a prétendu ne pas pouvoir verser les salaires à cause de « la chute de la bourse de Shanghaï ». C’est le discours qu’a tenu Peter Wang, le patron sino-américain, au préfet de région quand celui-ci l’a convoqué vendredi 4 septembre dans son bureau.

Les employés attendent leurs salaires et le démarrage de la production de véhicules électriques et de filtres à eau. Et l’Etat s’impatiente.

Jusqu’à son départ, l’ancien préfet Jean-François Carenco avait soutenu mordicus la reprise de SITL par cet énigmatique patron dont la société, Cenntro Motors, est immatriculée aux Iles Vierges britanniques.

Aujourd’hui, le nouveau préfet, Michel Delpuech, se montre beaucoup moins enthousiaste. Joint par Rue89Lyon, il parle d’une situation « abracadabrantesque » :

« J’ai rarement vu une situation pareille. 18 mois après la reprise, il n’y a aucune concrétisation de l’activité industrielle. Je vois parfois des situations où l’activité est reprise mais où les résultats ne sont pas là et les déficits se creusent. Là, on ne peut même pas dire que ça ne marche pas. Il n’y a pas eu d’activité. C’est aberrant ! »

Lui qui a été confronté à la restructuration des usines Ford du temps où il était préfet d’Aquitaine, a pourtant l’habitude des dossiers industriels brûlants.

Il ne cache pas son agacement. C’est que l’Etat finance du chômage partiel depuis novembre 2013 et a versé près de 10 millions d’euros depuis novembre 2013, sans que la production redémarre.

Comment en est-on arrivé à cette situation unique sur le plan industriel ?

L’entrée de l’usine Cenntro Motors à Gerland le 25 juin 2015. ©LB/Rue89Lyon

1. Délocalisation des lave-linges en Pologne

Depuis 1945, une usine d’électroménager est installée à l’angle de la rue de Gerland et de la rue Challemel Lacour, dans le 7e arrondissement de Lyon. C’est l’une des dernières grandes usines de Lyon intra muros.

Dans les années 1980, elle employait jusqu’à 2 000 personnes du temps où elle était filiale de Brandt et fabriquait essentiellement des lave-linges.

Rachetée par Fagor, l’usine va commencer doucement à décliner.

En 2005, des lignes de production sont délocalisées en Pologne. Trois presses à emboutir sont démontées pour être transférées. Les ouvriers craignent, à terme, une délocalisation totale.

2. Une réindustrialisation « cleantechs » inaboutie

En 2010, la direction de Fagor-Brandt annonce son intention de délocaliser la totalité de la production mais opte pour une discrète stratégie. Car mieux vaut parler de « réindustrialisation ».

En 2011, la maison mère espagnole Fagor Electrodomesticos trouve un petit entrepreneur de l’Isère qui crée une société SITL. Elle devient le sous-traitant de Fagor.

Le business plan prévoit une baisse régulière de la production de lave-linges jusqu’en 2015, compensée par d’autres productions. Les laves-linges représentent 200 000 unités en 2011, toutes vendues à Fagor.

Outre la production de véhicules électriques utilitaires, SITL annonce la vente de filtres d’épuration d’eau. La disparition de l’activité historique doit être compensée en quatre ans. Les mots sont choisis : de la « vieille » industrie, on passe aux « cleantechs ». Et les médias relaient ce beau pari à l’image de ce reportage de France 3.

Les chiffres du prévisionnel sont ronflants : « Pour arriver à l’équilibre, il faudra produire et vendre 3 000 véhicules et un millier de filtres », précise le repreneur Pierre Millet à l’Usine nouvelle.

En réalité, l’usine de 450 personnes a été cédée à un entrepreneur de l’Isère, Pierre Millet, qui dirigeait une entreprise d’une cinquantaine de personnes. Il n’a pas franchement réussi à mettre au point le véhicule électrique utilitaire « Citelec » dont il avait racheté la licence :

  • Les prototypes sont victimes de bugs à répétition (vitres de portière qui tombent, infiltration d’eau…) et sont en attente d’homologation.
  • Seulement 30 Citelec ont été réellement vendus.
Le véhicule électrique Citelec. ©DR

3. L’arrivée des cow-boys

Quand l’ex maison-mère espagnol, propriétaire de Fagor, fait faillite, en novembre 2013, l’entreprise de SITL n’a pas les reins assez solides pour se lancer uniquement dans la fabrication de véhicules électriques puisqu’elle dépend toujours à près de 100% des commandes de machines à laver de Fagor. Les salariés sont mis au chômage partiel puis c’est le dépôt de bilan.

Des investisseurs quataris sont annoncés. Ils envisagent, selon Les Echos, d’investir 30 millions d’euros dans l’usine et de licencier une partie du personnel. Mais ils renoncent finalement à déposer une offre, jugeant l’opération « trop complexe ».

Un groupe sino-américain, dont l’offre est arrivée trois semaines avant sur le bureau du tribunal de commerce propose de garder tous les salariés.

On les présente comme « un groupe spécialisé dans l’automobile qui emploie 1 900 personnes pour un chiffre d’affaires de 250 millions d’euros » (selon Gérard Collomb, président PS d la Métropole de Lyon).

En juin 2014, pour la modique somme de 500 000 euros, Cenntro Motors achète SITL qui est rebaptisée Cenntro Motors France (CMF). Avec promesse de verser 15 millions d’euros au capital en deux fois sur deux ans.

En réalité, cette société basée aux Iles Vierges britanniques n’a de groupe industriel que le nom :

  • Un an après le rachat de SITL, le groupe automobile ne représente que deux structures. Cenntro Motors possède bien une usine aux Etats-Unis mais elle n’emploie qu’une trentaine de personnes qui sont aujourd’hui sans activité.
  • Les participations dans d’autres branches (comme le « Sinomachinery group ») sont devenues minoritaires.

A la tête de Cenntro Motors, se trouve l’homme d’affaire sino-américain Peter Wang, qui a fait fortune dans les télécoms aux Etats-Unis. Le groupe, c’est lui.

4. Une reprise d’activité… sans activité

Un an à peine après le rachat, en avril 2015, Cenntro Motors France se déclare en cessation d’activité. Une nouvelle période de redressement est ouverte par le tribunal de commerce et le même administrateur est nommé. C’est à partir de ce moment-là que l’on commence à y voir un peu plus clair.

Tout d’abord, les promesses d’investissement se sont vite envolées. Cenntro Motors a bien versé au compte-gouttes 7 millions d’euros mais le reste se fait attendre. Les 3 millions qui devaient être libérés en juin et juillet ne sont pour l’essentiel pas versés.

Surtout, comme le note l’administrateur judiciaire Robert-Louis Meynet dans son rapport de juin 2015, il n’y a toujours aucune activité industrielle :

« Il convient de préciser, en amont, que l’ensemble des activités de la société Cenntro Motors France sont aujourd’hui suspendues et en attente de démarrage (homologation nécessaire, brevets en attente, ligne d’assemblage non réceptionnée). »

Ce constat est malheureusement toujours valable en septembre. Ce que le préfet du Rhône qualifie de « reprise d’activité sans activité ».

Le groupe a tout de même versé plusieurs millions d’euros en un an, essentiellement en salaires ou en complément de chômage partiel.
Pourquoi un tel investissement alors que la production ne démarre pas ? C’est toute la question.

Deux hypothèses sont avancées par les représentants du personnel CGT :

  • Celle du transfert de technologie. Malgré ses défaillances, Cenntro Motors se serait payé la mise au point d’un utilitaire électrique pour ensuite le faire fabriquer en Chine.
  • Les « cleantechs » sont une technologie plus en vogue pour lever des fonds que la vieille industrie des machines à laver. Ce qui aurait permis de faire quelques coups sur les marchés financiers.

Contactée, la direction de Cenntro Motors affirme toujours vouloir une reprise de l’activité :

« Des transferts de fonds sont programmés de façon à garantir les charges courantes à venir, et notamment les salaires de septembre. Des éléments seront également donnés lors de l’audience du tribunal de commerce du 10 septembre prochain pour conforter la continuité d’activité. »

Au moment du placement en redressement judiciaire, les communiqués de cette même direction évoquaient des difficultés censées expliquées le retard du redémarrage de la production :

« Les simples « réajustements » escomptés, qu’ils soient industriels, techniques ou de négociation avec les différents fournisseurs de composants et les partenaires de l’ex usine SITL se sont révélés être de véritables points de difficultés voire de blocage au redémarrage d’une production. »

5. L’argent public coule à flot

Les pouvoirs publics (Etat et collectivités) sont largement impliqués dans ce dossier. C’est le Grand Lyon, via l’Aderly, qui a trouvé Cenntro Motors. C’est encore la communauté urbaine qui a fini par débloquer le dossier en achetant le terrain et en le mettant à disposition gratuitement.

Le préfet de l’époque, Jean-François Carenco, ainsi que le tribunal de commerce ont soutenu sans réserve l’offre de reprise Cenntro Motors malgré le peu d’information sur ce « groupe industriel ».

Rappelons que cette reprise a consisté à préserver les 395 emplois. Mais avec un accord entre Cenntro Motors et l’Etat pour prolonger le chômage partiel.

Seuls 40 employés devaient reprendre le travail « dans un premier temps ». Ces « premiers temps » se sont prolongés et l’argent de l’Etat pour financer le chômage partiel a continué de couler à flot.
Au total, c’est au moins 10 millions d’euros qui ont été engagés par les pouvoirs publics. En février, Acteurs de l’économie parlait déjà de 7,7 millions d’euros, avant le nouveau placement en redressement judiciaire qui se décline comme ainsi :

  • 5,125 millions d’euros pour l’Etat (aide à la relocalisation, formation continue, prise en charge du chômage partiel jusqu’en décembre 2015).
  • 1,4 millions d’euros pour le Grand Lyon, 940 000 euros pour la Région Rhône-Alpes (acquisition du terrain) .

Il faut en ajouter 1,7 millions de chômage partiel (à raison de 220 000 euros par mois en moyenne) pour atteindre les 9,4 millions d’euros.

Comment expliquer ce soutien financier extraordinaire de la part des pouvoirs publics ? Pour les représentants du personnel, la réponse principale tient au calendrier : en période électorale (élections municipales puis européennes), il ne fallait pas d’un plan social de 400 personnes à Lyon.

Manifestation des salariés de Cenntro Motors, le 30 juin 2015. ©LB/Rue89Lyon

6. Un plan social de 263 licenciements

Malgré l’absence de loyer, un chômage partiel qui continue pour l’essentiel des employés, l’entreprise est en grande difficulté.

En juin 2015, malgré les promesses de maintien de l’emploi, la direction de l’entreprise annonce ce qui semblait inévitable en 2014 : un plan social. 263 personnes licenciées sur les 380 que compte actuellement l’usine de Gerland. Soit deux tiers de l’effectif.

En septembre, le préfet du Rhône veut donner « une dernière chance » à Cenntro Motors :

« Ils nous disent qu’ils ont des clients pour leurs véhicules électriques et les filtres à eau. Je veux des preuves qui montrent la réalité du projet industriel. Et d’ici le 10 septembre, ils doivent mettre 1 million d’euros ».

Michel Delpuech refuse en l’état d’homologuer le plan de sauvegarde de l’emploi :

« Nous voulons que des efforts soient faits. Par ailleurs, ce plan de sauvergarde de l’emploi qui maintient 120 emplois n’a de sens que si l’activité se concrétise. »

Si Cenntro Motors apporte les preuves d’une reprise industrielle et améliore le plan de sauvegarde de l’emploi, l’Etat pourrait continuer à soutenir « jusqu’en octobre » Cenntro Motors sous la forme de la prolongation du chômage partiel.

En plus de contesté les mesures d’accompagnement de ce plan de sauvegarde de l’emploi, l’intersyndicale (SUD et CGT) juge le business plan irréaliste et demande que « les pouvoirs publics cherchent d’autres repreneurs, pour une réelle réindustrialisation du site et le maintien des emplois. »

Le préfet du Rhône leur répond :

« Au point où on est, il n’y aura pas de repreneur d’activité sans activité ».

Le préfet du Rhône qui a « découvert récemment le dossier » ne veut pas verser dans les regrets :

« Il est toujours plus facile de réécrire le passé. Je me garderai bien d’aller sur ce terrain. je n’étais pas en responsabilité. Ça a été validé par l’Etat, le tribunal de commerce et le Grand Lyon. Le projet semblait le meilleur possible à l’époque ».

Lors de l’audience du jeudi 10 septembre, le tribunal de commerce a décidé de poursuivre la période d’observation jusqu’au 29 octobre prochain après que Peter Wang a versé 1,2 million d’euros, selon l’administrateur cité par l’AFP.

La veille, la Direction régionale du travail (la Dirrecte) avait homologué le plan de sauvegarde de l’emploi qui prévoit 263 licenciements. Ce qui a suscité la colère des salariés et de leurs représentants. Ils ont l’impression d’être « lâchés » par l’Etat. Une syndicaliste CGT nous fait part de son écoeurement :

« Non seulement les pouvoirs publics ne font rien pour maintenir le maximum d’emplois, mais ils ne font rien pour améliorer les conditions de départ alors qu’ils nous avaient dit qu’ils n’homologueraient pas le plan social s’il n’y avait pas de primes supra-légales ».

7. Au final, le retrait de Cenntro Motors et la liquidation

Mardi 20 octobre, Peter Wang, le PDG Cenntro Motors annonce qu’il « se retire du projet ». C’est l’administrateur judiciaire qui s’est fait le porte-parole de la direction lors d’une réunion extraordinaire du Comité d’entreprise.

Dans un communiqué, Cenntro Motors France explique le retrait en mettant en avant les 10 millions d’euros déjà investis « consacrés au paiement des salaires des 383 salariés du site ».

Avec ce retrait, le plan de sauvegarde de l’emploi qui prévoyait 263 licenciements devient caduc. Et on s’achemine tout droit vers la liquidation.

La CGT et SUD, dans un communiqué commun, étale l’amertume des salariés :

« Nous n’en serions pas là si l’appel à d’autres repreneurs et d’autres activités avait été fait depuis des mois, comme le demandaient les syndicats. (…) Nous n’en serions pas là si les pouvoirs publics avaient répondu aux interpellations des salariés, faites depuis fin 2014, sur le fait que Cenntro ne respectaient pas ses engagements ».

Finalement, lors d’une ultime audience le 30 octobre, le tribunal de commerce de Lyon a prononcé la liquidation de Cenntro Motors. Les juges n’ont pas retenu une offre d’une société allemande qui prévoyait de garder 50 emplois. L’ensemble des 382 salariés se retrouvent donc au chômage.

>Article mis à jour le 10 septembre à 19h après l’audience du tribunal de commerce

> Mis à jour le 30 octobre à 16h30 après la liquidation


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