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A la prison de Corbas, un « détenu journaliste » a enquêté sur les prix de la nourriture

Derrière les murs de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas, un détenu s’improvise journaliste, rémunéré par la direction pour rédiger le journal de la prison. Imprimé à 1000 exemplaires et distribué en détention, le dernier numéro de « Corbacabana » a fait beaucoup de bruit, dénonçant les pratiques de la société prestataire en charge de la cantine, Eurest.

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A la prison de Corbas, un « détenu journaliste » a enquêté sur les prix de la nourriture

© David Deveaux-Thomas

Corbacabana. C’est le nom choisi pour le journal réalisé dans l’enceinte de la prison de Corbas. L’existence d’un journal intégralement réalisé par des détenus n’est pas nouvelle, dans les prisons lyonnaises des années 1980, les journaux faisaient même office de référence en France.

Mais depuis trois ans, le journal a principalement servi de relais d’information pour l’administration pénitentiaire. Conçu certes par des détenus, le contenu était bien loin de pouvoir proposer un regard critique sur le système carcéral.

Au début de l’année 2015, le changement est réel. Nouvelle formule, nouveau nom (Corbassimots devient Corbacabana), nouveau « rédacteur en chef ». Un détenu est en effet rémunéré au poste de journaliste par la direction de l’établissement

Avec un « salaire » de classe 1 au service général de la prison, soit le niveau le plus élevé, il touche 11 euros par jour.

Marin-pêcheur puis auxi-journaliste en prison

Sa rémunération est faible, mais en détention, sa place est d’or. Pour remplir son journal, il est autorisé à se déplacer dans l’enceinte de la prison, afin de réaliser ses interviews : conseillers d’insertion et de probation, membres de la direction, médecins ou infirmiers, enseignants ou surveillants. Tous peuvent être sollicités. Même si sa principale source d’information, ce sont ses camarades de galère, ses codétenus.

Il rédige la majorité des articles seul ; un petit groupe de détenus régulier lui prête main forte, surtout dans le choix des sujets. Installé entre les salles de classe de la prison, le détenu journaliste dispose d’un ordinateur fixe et d’un « logiciel chinois craqué par un stagiaire » pour monter ses éditions.

En théorie, le journal devrait être mensuel. Mais en prison, tout prend du temps : pour obtenir des rendez-vous, à moins de croiser par chance le bon interlocuteur dans la coursive, il faut écrire des mots, faire des demandes écrites en espérant obtenir une réponse dans la semaine.

Le rythme de publication de Corbacabana est d’autant plus long que pour collecter ses informations, le détenu journaliste n’a évidemment pas d’accès « légal » à Internet.

Sur les étagères de son bureau, on trouve des piles du Progrès (distribué gratuitement en détention), de Marianne et du Monde Diplomatique. Mais malgré un intérêt pour la presse, rien ne prédestinait le trentenaire au journalisme.

Marin-pêcheur puis soudeur avant d’être incarcéré, il a passé son bac à la prison de Corbas il y a deux ans. A ses yeux, le poste d’auxi-journaliste était autant un moyen d’apprendre un nouveau métier qui l’intrigue, qu’une façon de sortir de cellule tous les jours.

Une enquête sur la nourriture, publiée de l’intérieur

Profitant de son statut et de la bonne image qu’il a auprès de l’ensemble du personnel, le détenu journaliste a pour la première fois réussi à mener de l’intérieur une véritable enquête journalistique.

Une du journal des détenus de la prison de Corbas

Publiée dans le numéro d’avril, le dossier intitulé « Cantines, une situation indigeste ! » s’attaque aux tarifs pratiqués par la société privée Eurest, chosie par l’administration pénitentiaire pour se charger des repas quotidiens et de la cantine (c’est à dire la possibilité d’acheter de la nourriture et des produits en dehors de ce qui est fourni par l’administration pénitentiaire).

L’article est accablant, les témoignages nombreux. Les voix des détenus se sont élevées pour critiquer l’état des fruits et légumes (« pourris ») qui leur sont distribués chaque semaine, les manques réguliers de produits qu’ils ont pourtant payés, mais surtout les prix prodigués par la société. Dans le dossier, un détenu exprime sa colère :

« Tout est trop cher. A chaque fois que je remplis un bon de cantine, j’ai l’impression de payer un loyer ! 3,84 euros le pack de 6 litres de lait, c’est vraiment abusé. »

A l’aide d’un informateur extérieur, le détenu journaliste s’est alors renseigné sur les prix de onze produits vendus dans l’hypermarché Auchan de Saint-Priest sur lesquels sont censés s’aligner les prix pratiqués en détention, et les compare avec ceux effectivement affichés dans le catalogue Eurest. En conclusion, l’article martèle :

« Le constat est sans appel (…) Jusqu’à 57% plus cher pour l’eau minérale et à peine moins pour les pommes de terre. Seule la canette de coca et la boite de thon sortent leur épingle du jeu. »

Tableau publié dans l’enquête sur les cantines

Incisif, dénonciateur, l’article est validé par la direction. Car, à la suite de l’enquête, l’auxi-journaliste a pris le soin d’ajouter une interview de la responsable d’Eurest pénitentiaire, et un encadré sur l’avis du directeur de l’établissement.

Pour la société privée, le papier est une petite bombe. Le détenu journaliste a respecté tant les règles journalistiques de déontologie, en recoupant ses sources et en offrant à chaque interlocuteur une chance de s’exprimer sur le sujet, que les règles de la pénitentiaire, en offrant son article à la censure du directeur.

Sans remettre en cause les manquements qui lui sont reprochés, mais ne supportant pas d’être ainsi clouée au pilori, la responsable d’Eurest pénitentiaire décide de faire remonter l’article au niveau de la Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires (DISP), et invoque un danger « d’explosion en détention causé par un article qui met le feu aux poudres ».

La société privée espère obtenir la non-publication de l’article. Elle obtiendra son retard et l’ajout d’un « droit de réponse » dans chaque exemplaire, avant diffusion.

Un coup doublement gagnant pour la direction ?

Face à la requête d’Eurest, la Direction Interrégionale tranche que l’article sert au contraire de soupape de sécurité pour maintenir le niveau de tension en détention en deçà de l’explosion. Un avis d’ailleurs partagé par une grande majorité des détenus eux-mêmes, qui se montrent satisfaits de voir que leur point de vue est enfin pris en compte.

Mais c’est la faible opposition du directeur de l’établissement à laisser publier un tel article qui peut paraître, au premier abord, surprenante. Celui-ci dispose en effet d’un droit de relecture systématique, condition sine qua none de l’existence du journal.

Il se garde ainsi le droit d’interdire un article, un paragraphe, ou un mot, selon qu’il le juge diffamant, injurieux, ou inexact. Face à des critiques ouvertement dirigées contre un prestataire de l’administration pénitentiaire, le détenu journaliste lui-même redoutait une censure au moins partielle de son article. Or pas un mot n’a été coupé.

En laissant paraître ces informations, le directeur de Corbas a nécessairement trouvé un intérêt et a pu joué une carte stratégique. En se plaçant « du côté » des détenus, il a indirectement prouvé qu’il soutenait leur combat.

Par le même temps, il s’est positionné face à l’entreprise privée avec des arguments pouvant peser dans la négociation commerciale. Dans le cadre de la gestion déléguée en prison, des sociétés comme Eurest répondent en effet à des appels d’offre, qui les lient ensuite par  contrat à l’administration pénitentiaire pour une durée de cinq ans, renouvelable.

Depuis quelques temps à Corbas, la relation entre l’administration et le prestataire de service serait devenue conflictuelle. Nous avons sollicité le directeur de l’établissement M. Pompigne, qui  n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Mais dans le bras de fer avec Eurest, il semble que ce dernier aura tout intérêt à multiplier les arguments qui pèseront dans la discussion lors du renouvellement de contrat. Au mieux, le marché sera récupéré par un nouveau prestataire. Au pire, la société sera forcée de s’adapter.

L’enquête publiée dans Corbacabana a fait réagir. Des contrôles plus fréquents ont désormais lieu lors de la distribution des cantines dans les bâtiments de la prison, et la société privée se sait sur la sellette.

Pour autant, même si le directeur a autorisé la publication du journal, deux semaines après, tous les exemplaires n’avaient pas été répartis dans les bâtiments. La distribution se fait selon le bon vouloir des surveillants qui, en situation de sous-effectif chronique, ne considèrent pas toujours l’expression collective des détenus comme une priorité.

A la maison d’arrêt femmes de Corbas notamment, les détenues n’ont toujours pas vu la couleur du journal – pourtant rouge vif.


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