Ils sont quatre garçons d’une trentaine d’années, la chemise bien repassée sur le dos. « Des copains d’enfance aux qualités complémentaires », pour reprendre leurs termes. Parmi eux on trouve un ancien trader, un commercial, un informaticien et un « spécialiste en psycho-sociologie ». Si le soir du lancement de leur appli Chuck, la communication est rodée (ils nous ont distribué des autocollants pour décorer notre ordinateur), on sent comme une tension voire une véritable gêne.
Sans doute liée au stress d’un lancement. On imagine aussi que ces jeunes entrepreneurs puissent être embarrassés à l’idée de présenter une application dont le slogan est « Dîtes tout haut ce que vous pensez tout bas ». Des fois qu’on aurait envie de critiquer Chuck à voix haute.
« Je vais dévoiler au grand jour vos secrets bien gardés »
Un petit bonhomme au regard masqué et au sourire malicieux, c’est le petit avatar de l’appli Chuck, qui se présente donc comme un réseau social où les personnes peuvent être anonymes (ou pas, c’est au choix) et relativement pestes. Pour son slogan, la mascotte profère même allègrement des menaces, avec un vocabulaire qui rappelle que le concept doit avant tout se faire une place dans le marché très lucratif des collégiens :
« Moi Chuck, petit homme condamné à s’émoustiller devant la vie palpitante de mes soi-disant amis, j’ai décidé de reprendre les choses en main. »
On leur a demandé, et la série Gossip Girl a bel et bien sa part de responsabilité dans la conception de l’appli des quatre jeunes lyonnais. Les statuts, commentaires ou photos postés sur Chuck peuvent y rester de 10 minutes minimum à 1 mois maximum, le décompte est affiché. Décomplexé, Yoni Kabalo, l’un des fondateurs, dit qu’il veut rendre les utilisateurs de Chuck complètement dépendants :
« On veut qu’ils deviennent addicted à notre appli : il faut que la peur de manquer un scoop qui ne dure que 10 minutes pousse les personnes à se connecter constamment. »
Son idée est partie d’un constat fait dans son coin : le récit de la vie quotidienne aurait cédé sa place au partage de blagues et d’informations très générales ; les « friends » des comptes Facebook se multiplient et sortent largement de la sphère intime. Pas assez réels, estime Yoni Kabalo :
« Franchement, un retweet ou un like d’un ami au Texas, on s’en fout ».
Sur Chuck, comme sur Twitter, après avoir créé son profil (un pseudo et une photo suffisent), on décide de suivre les personnes qui nous intéressent. Pour contrer ce qu’il voit comme une dérive, c’est à dire avoir 1845 amis sur Facebook, Yoni Kabalo (le seul fondateur à avoir pris la parole lors de la soirée de lancement), explique la stratégie de Chuck :
« On ne veut pas que des utilisateurs de toute la planète s’inscrivent en même temps sur l’application. L’intérêt, c’est qu’ils puissent se retrouver en petits cercles, avec des personnes qu’ils apprécient et croisent fréquemment. »
Une stratégie de limitation géographique qui doit permettre de dire des insanités sur les copains voisins, et que les créateurs de l’application comptent tester lors d’événements festifs majeurs tels que le bal de la « corpo » qui réunit les étudiants en droit de Lyon ou les fêtes de fin d’années liées au passage du baccalauréat.
La cible, « ce sont les jeunes de 13 à 30 ans ».
Au regard des références de Chuck, nous, on miserait plutôt sur les 12-18 ans. Pour l’ex-trader qu’est Yoni Kabalo, c’est avant tout une histoire de rendement :
« Regardez, faîtes le lien entre les réseaux sociaux qui marchent le mieux et l’âge de leurs utilisateurs. Tous ceux qui gagnent beaucoup d’argent ont le même public. Ils sont jeunes et hyper connectés, ils ont donc intérêt à préserver leur image sur la toile. »
« Être aussi gros que Snapchat »
Un constat pragmatique, pour une assemblée en partie constituée de potentiels investisseurs privés. La limitation géographique des cercles d’amis est une chose, mais elle ne doit pas empêcher l’arrivée en masse d’abonnés. Trois des fondateurs de Chuck comptent s’appuyer sur un autre réseau social qu’ils ont fondé en 2014, Daylimiter. Lui aussi au croisement de Facebook et Snapchat ; il présente la possibilité de publier un contenu multimédia dans une durée limitée, de 10 minutes à 24 heures, sans stockage des infos sur un serveur.
Cette application était, selon Yoni Kabalo, « un moyen de tâter le terrain » et de tester le principe du réseau social éphémère. Daylimiter existe encore mais les créateurs de Chuck entendent faire basculer ses 27 000 utilisateurs vers la nouvelle application au bonhomme masqué.
Derrière ces deux applications se cachent donc les mêmes personnes, réunies sous le nom de Nadg (les initiales de leurs noms), misant sur une spéculation financière autour de leur start-up numérique.
A maintes reprises, Yoni Kabalo rappelle d’ailleurs la valeur boursière de Snapchat (19 milliards d’euros) pour nous convaincre qu’il est possible de réussir sans publicité dans un premier temps, car Snapchat s’est finalement ouvert à la communication trois ans après sa naissance. Mais le porte-parole de Chuck oublie cependant de préciser que son principal concurrent américain, Secret, a fermé fin avril malgré une levée de fonds de 35 millions d’euros.
Quand on interroge les fondateurs sur leur modèle économique, la réponse est assez floue. Pas de monétisation prévue pour le moment, ni d’espace publicitaire « dans un souci d’esthétique », mais un réel désir d’expansion. D’abord la France, l’Europe et « pourquoi pas le monde entier ».
« Une autocensure entre utilisateurs »
La question de l’anonymat se posait déjà avec Ask.fm et l’argument de l’éphémère a depuis longtemps montré ses limites, avec la possibilité de faire des captures d’écrans et, par conséquent, de conserver ce qui devait disparaître.
Quant à l’argument de la parole libérée -car anonyme- sur un réseau social en ligne, il est lui-même démonté par son fondateur qui n’a pas l’air dérangé par la contradiction. Yoni Kabalo en marge de la conférence de presse, explique :
« Bien sûr, il y aura quand même une autocensure entre les utilisateurs. L’attitude de chacun s’inscrit dans un groupe d’amis donc si un scoop dérangeant sort on pourra se douter des personnes responsables ».
Et vive l’amitié. A quoi bon se doter d’un masque anonyme dans ce cas là ? Là-dessus Yoni Kabalo a préparé une réponse qui annule presque tout le concept de son réseau social :
« Nous avons mis en place un système de signalement anonyme qui permet aux utilisateurs de demander le retrait d’une publication en toute discrétion. »
Chuck voudrait être une synthèse de Facebook, Snapchat et Instagram, etcréer sa propre sémantique : possibilité de « loler » des publications par exemple. Une semaine après son lancement, l’appli (disponible sur l’Apple Store) comptabilisait un peu plus de 100 téléchargements via Google Play.
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