Par Matthieu Beigbeder et Laurent Burlet
Les Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) comptent depuis de nombreuses années, une forte présence d’employés frontaliers. Comprendre : des travailleurs qui habitent de l’autre côté de la frontière, en France.
Impossible d’avoir des chiffres sur la proportion de travailleurs français. Le sujet est sensible. En février 2012, celui qui était alors directeur général des établissements, Bernard Gruson, défrayait la chronique en déclarant qu’il faudrait dorénavant éviter de nommer des frontaliers aux postes de responsables d’unités de soins.
Il avait alors reçu le soutien de Pierre-François Unger, le président du Conseil d’État genevois [l’exécutif cantonal] de l’époque. En mars de la même année, Bernard Gruson a récidivé et prévenu qu’« il [fallait] arrêter le recrutement systématique des frontaliers dans les HUG », déclarant :
« La préférence doit être donnée au candidat local, même s’il est moins bon. »
« Brûlons leurs maisons, leurs voitures. Frontaliers, dégagez de gré ou de force »
Ce fut la première fois qu’un tel discours anti-frontaliers était affiché par un haut responsable d’une structure ou régie (comme on dit de ce côté-ci de la frontière) cantonale.
Le mois suivant ces déclarations, un tract anonyme s’en prenant à « cette racaille frontalière » était retrouvé aux HUG.
Ce tract dénonçait l’« arrogance », la « pollution », le « mépris », l’ »insolence » et les « privilèges » des quelque 90 000 frontaliers, domiciliés en Haute-Savoie et dans l’Ain, qui viennent travailler chaque matin dans le canton de Genève. Après s’être demandé si Genève était devenu le 96e département français, ce texte annonçait que « désormais la guerre totale [était] déclarée » :
« Brûlons leurs maisons, leurs voitures. Frontalier(e)s, dégagez de gré ou de force. »
Depuis, Bernard Gruson, le président des HUG, a pris sa retraite et a été remplacé.
Devant le principal site des hôpitaux de Genève, nous rencontrons des blouses blanches en pause cigarette. Selon un infirmier frontalier qui a plus d’une douzaine d’années dans le service, l’ambiance se serait améliorée :
« Quand le nouveau directeur est arrivé, il a serré la main de tout le monde, le premier jour ».
A quelques mètres de lui, deux laborantines suisses nous font part d’un autre point de vue :
« On est deux Suisses sur 25 dans notre service ! On nous a promis un rééquilibrage au profit des Suisses mais ça n’arrive pas. Tant que les chefs seront frontaliers, ça ne s’améliorera pas. C’est une question de copinage ».
« Les frontaliers viennent nous piquer notre pognon »
Il n’y a pas qu’entre les murs des hôpitaux genevois que les Suisses se lâchent. Au hasard d’une rue de Genève, nous avons croisé cette dame, « Suissesse de souche », comme elle se qualifie, qui nous affirme que les frontaliers viennent « piquer [leur] pognon ».
Une frontalière, Laure – le prénom a été modifié -, 52 ans, travaille dans l’administration genevoise depuis bientôt 30 ans. Elle tente de nous décrire « l’ambiance » :
“Tu entends les conversations dans les bus, les gens qui font des remarques… C’est très diffus, il n’y a pas de rixes dans la rue, c’est sûr. C’est des petites piques, dans les manchettes des journaux. Ou même dans les affiches pour les campagnes de votation, qui sont très agressives. Dès qu’il y a le mot frontalier, tu peux être sûr que ce n’est pas gentil. »
Elle explique avoir changé de numéro de plaque d’immatriculation [de 74, la Haute-Savoie voisine, à 17, la Charente-Maritime lointaine] pour devenir une « frontalière invisible ». Et ainsi éviter toute sorte d’ »agressivité » à son égard :
« Quand je me trompe de route ou que je déboîte, on ne va plus me klaxonner violemment ou me faire une queue de poisson. »
Le RER genevois, nouveau moyen de transport pour « la racaille d’Annemasse »
De diffus, ce sentiment anti-frontaliers est passé à très réel au moment des débats sur le CEVA [le RER genevois], censé sceller dans le rail la construction du Grand Genève.
L’Union démocratique du centre (UDC), parti d’extrême droite et premier parti de Suisse, s’était alors fendu d’une publicité éloquente dans la presse genevoise, affirmant que le CEVA était le « nouveau moyen de transport pour la racaille d’Annemasse », la ville française voisine de Genève, classée en Zone de sécurité prioritaire (ZSP).
Pourquoi tant de haine ?
Cette défiance vis-à-vis des étrangers, et plus précisément des frontaliers aurait débuté « il y a 5 ou 6 ans », estime la responsable d’Economie Suisse (le syndicat patronal helvète.
La faute à la crise et au chômage ? Le secrétaire général du Groupement transfrontalier européen (GTE, qui défend les intérêts des frontaliers), Jean-François Besson, répond :
“Il n’y a pas de crise économique à Genève. Ou alors on rêverait tous d’avoir une crise économique comme celle-là.”
Le taux de chômage dans le canton de Genève tourne autour de 5,3% en 2013, soit l’un des plus élevés de Suisse. Mais l’un des plus faibles d’Europe. Quant à la croissance, c’est l’une des plus forte d’Europe (+2,5% à l’horizon 2015).
Le développement de ce sentiment anti-frontaliers date de l’application des accords bilatéraux de libre circulation des personnes signés entre la Suisse et l’Union européenne.
Le nombre de travailleurs frontaliers a doublé entre 2002 et 2012 : ils sont passés, dans le seul canton de Genève, de 32 900 à plus de 65 000. La part des emplois occupés par des frontaliers à Genève était estimée à 23% en 2012.
Plus nombreux, les frontaliers n’occupent plus seulement des postes d’ouvriers ou d’employés. Les cadres sup’ sont arrivés en masse. Ce qui génèrerait un « malaise » à l’égard des frontaliers, selon Cristina Caggini, la directrice romande d’Economie suisse :
« Avec les bilatérales, on a pu embaucher plus facilement des cadres européens. Par conséquent, certains cadres suisses qui jusque là n’étaient pas en concurrence avec des Français ou des Allemands se sentent menacés ».
Bernard Debarbieux, professeur au département de Géographie à l’Université de Genève va dans le même sens :
« Il y a 20 ans, l’immense majorité des emplois occupés par les frontaliers était des emplois peu qualifiés. Et puis quelques années plus tard, les activités numériques ont explosé à Genève, et on a vu de plus en plus d’emplois de cadres, de directeurs occupés par des frontaliers, qui eux étaient formés. Il y a eu une montée en qualification, et ça a contribué à attiser le sentiment anti-frontaliers. »
Environ 100 000 personnes qui passent la frontière tous les jours
Autre aspect, beaucoup plus concret, de la montée du sentiment anti-frontaliers : le trafic pendulaire. Selon Jean-François Besson, du GTE, il y a environ 70 000 frontaliers titulaires d’un permis de travail, et entre 30 000 et 40 000 personnes qui n’ont pas de permis (car ils ont la double nationalité ou bien ils sont Suisses), mais qui vivent en France et travaillent à Genève.
Cela signifie que quelque 100 000 personnes passent la frontière, tous les jours, pour aller travailler à Genève.
« Ça engendre des nuisances importantes. Quand vous habitez dans un petit village à proximité de la frontière, vous avez 10 000 voitures qui passent tous les jours devant chez vous.
Concernant le logement, ça a créé une raréfaction. Pour un genevois, aujourd’hui, il est quasiment impossible de trouver un logement dans sa ville. Et puis, évidement, ça a créé un sentiment, diffus mais réel, d’envahissement.”
UDC + MCG surfent sur le sentiment anti-frontaliers
Le Mouvement Citoyen Genevois (MCG) surfe sur ce sentiment d’envahissement. Créé en 2005, ce parti populiste accumule les succès électoraux et compte aujourd’hui 20 sièges sur 100 au Parlement cantonal.
Le discours anti-étrangers et surtout anti-frontaliers est sa marque de fabrique.
Le 9 février dernier, il a soutenu l’initiative populaire de l’Union démocratique du centre (UDC), le principal parti d’extrême droite suisse avec qui il a noué des alliances au niveau local et national. Ce référendum visant à mettre fin à « l’immigration de masse », a été un succès pour l’UDC et le MCG et aura un impact direct sur la réduction du nombre de frontaliers à Genève. L’initiative prévoit le rétablissement de contingents pour les frontaliers, c’est-à-dire des quotas de travailleurs étrangers, établis préalablement pour chaque canton, en fonction de ses besoins.
Ce printemps, c’est toujours le MCG qui a réussi à lancer une initiative pour empêcher le versement de 3,1 millions de francs suisses (environ 2,5 millions d’euros) par le Canton de Genève pour la construction de ces P+R de l’autre côté de la frontière.
Le vote du 18 mai a été remporté par les populistes au terme d’une campagne où les frontaliers ont été la cible de toutes les attaques du MCG. Résultat, les populistes ont bloqué la construction de l’agglomération transfrontalière. Pour leur plus grand bonheur.
Pour la com’ populiste : « le choc des mots, le poids des photos »
Outre le mutisme des partis non populistes dominants, le MCG doit probablement son succès à une communication proche de celle de l’UDC, non avare d’images et de slogans ‘choc’. C’est ce parti qui avait, rappelez-vous, fait campagne pour le renvoi des criminels étrangers.
Du côté du MCG, c’est un autre style. L’un de leurs slogans de campagne pour les élections au Conseil d’Etat de Genève fut :
« L’épidémie de frontaliers n’est de loin pas éradiquée. »
Nous avons rencontré Pascal Spuhler, l’un des chefs de fil du parti. Vice-président et député MCG au Conseil d’Etat de Genève, il se justifie :
« On se doit d’être efficace, de faire passer des messages. On reprend la devise de Paris Match : ‘Le choc des mots, le poids des photos’. Le but recherché n’est pas de cliver. Il ne faut pas se sentir visé, on ne reproche rien à l’individu. »
« Préférence cantonale »
Nous avons interrogé le chef de l’exécutif genevois, François Longchamp. Le président (Libéral-Radical) du Conseil d’Etat de Genève, juge que le MCG est « un parti populiste qu’il faut craindre » :
« Il distille des discours d’animosité à l’endroit de nos voisins. Sur le plan social et le plan des relations des populations, ce n’est jamais bon d’expliquer que tous nos maux viennent de ceux qui habitent à 10 kilomètres d’ici. Du point de vue économique, ce n’est pas bon du tout, puisque les français occupent une partie des emplois que notre insuffisance de main d’oeuvre ne permettrait pas d’occuper. »
Si l’on en croit les déclarations de cet homme politique de droite, le MCG serait au ban de la politique genevoise. Il n’en est rien. Les thèses du MCG progressent.
Ainsi, l’idée de « préférence cantonale » (privilégier les Genevois aux frontaliers) a été reprise. Les élus refusent d’en parler en ces termes. Pourtant, en 2011, des circulaires ont été envoyées aux services de l’Etat et aux services publics (comme les hôpitaux et les Transports genevois – TG) pour privilégier l’embauche de « chômeurs résidents ».
François Longchamp a même évoqué le développement de cette « préférence » lors du « Discours de Saint-Pierre », le 10 décembre 2013, qui est la prestation de serment du Conseil d’Etat par son président :
« Enfin, mieux encore qu’il ne le fait aujourd’hui, l’Etat veillera à ce que les emplois qu’il pourvoit ou qu’il subventionne soient proposés aux demandeurs d’emplois locaux, lorsqu’ils disposent des compétences adéquates. »
Dans le secteur privé, l’idée d’une « préférence cantonale » progresse également. Selon une étude de l’Observatoire universitaire de l’emploi, les employeurs préfère les Genevois aux frontaliers.
« Le travailleur frontalier ne dépense pas d’argent en Suisse »
Si l’on en croit le MCG, les Français ne sont nullement visés. Pascal Spuhler affirment « défendre les régions », ne reniant pas des affinités avec certains partis régionalistes comme « Savoie Libre« , voire carrément xénophobes comme la « Ligue du Sud« . Non, le MCG défendrait simplement son canton genevois et son économie genevoise.
Il reproche aux frontaliers d’avoir « le beurre et l’argent du beurre ». Un frontalier profiterait du bon salaire suisse, sans faire vivre l’économie locale :
« Le travailleur frontalier passe la frontière, prend peut-être un petit café à midi et repart, c’est tout. Il ne dépense pas d’argent en Suisse. »
Cette rhétorique du « frontalier profiteur » est connue. S’ils ne payent pas d’impôts sur le revenu en France, les frontaliers n’en sont pas moins imposés à la source en Suisse et contribuent de facto à la richesse du canton, comme l’analyse le quotidien Le Temps :
« En 2012, le canton de Genève a récolté 786 millions de francs par le biais de l’imposition des travailleurs frontaliers, suisses ou français. Sur ce montant, 688 millions sont restés à Genève (518 millions pour le canton, 170 pour les communes) et 98 millions ont été reversés à la Confédération. En parallèle, 253 millions ont été rétrocédés aux deux seuls départements de la Haute-Savoie et de l’Ain, au titre d’un accord international de compensation financière datant de 1973.
Le bilan est donc largement positif pour le canton de Genève.
« La frontière, comme résistance à l’Union européenne et à la France »
Le sentiment anti-frontaliers et cette tendance au repli est un paradoxe genevois :
- Les voisins français vont travailler tous les jours à Genève et font tourner une économie genevoise en bonne santé.
- De nombreux suisses habitent « sur France », où le prix du mètre carré est moins prohibitif, même s’il commence à sévèrement augmenter.
- Les Suisses passent tous les jours la frontière pour faire leurs courses dans les supermarchés français.
Pour le géographe Bernard Debarbieux, il faut aller chercher l’explication de ce paradoxe dans un repli d’ordre identitaire :
« On n’a jamais autant attaché d’importance à la frontière que depuis l’entrée de la Suisse dans Schengen. Les Genevois cultivent une nostalgie de la frontière comme si elle était le dernier bastion de résistance face à l’Union européenne et à la France qui menacerait Genève. L’autre voie pour Genève, ville internationale, serait de s’inventer une identité cosmopolite en dépassant les identités sectorielles ».
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