« Quand on m’a dit qu’il se présentait, je ne l’ai pas cru ».
Sur l’immense marché du quartier des Minguettes, à Vénissieux, les marchands habituels connaissent Lotfi Ben Khelifa. Comme Azouz. Les deux ont grandi dans une des barres de « Léo Lagrange » à un saut de puce de la place du marché.
Azouz est aujourd’hui marchand ambulant. Lotfi est devenu cantonnier puis agent de maîtrise à la communauté urbaine, le Grand Lyon. Maintenant qu’il se présente pour être maire, ses amis le chambrent en l’appelant Obama. Il leur répond qu’il n’a pas cette prétention. Quoi que.
L’« Obama des Minguettes »
« Ce n’est pas parce qu’on est noir ou arabe, qu’on doit terminer videur ou balayeur ».
C’est dit. Lotfi Ben Khelifa veut faire de son élection un « symbole fort ». Les communicants du PS qui travaillent à son élection n’ont pas manqué de voir une parenté avec le président des Etats-Unis. Belle gueule, âge proche (43 ans), ascension sociale et couleur de peau, l’ancien habitant des Minguettes (il vit dans un pavillon à côté de la gare de Vénissieux) aurait quelque chose du premier président des Etats-Unis noir.
Comme pour la première campagne de Barack Obama, les socialistes vénissians font du « porte-à-porte », une science. Le chiffre de « 9 000 portes ouvertes » est avancé. Ils misent sur un « taux de conversion » de 10% pour faire voter « LBK », la marque qu’ils ont inventée.
Comme Barack Obama qui mettait en avant le mouvement pour les droits civiques des Afro-américains, Lotfi Ben Khelifa a la prétention de se placer en héritier des « Marcheurs » de 1983, ceux qui ont initié, à partir des Minguettes, la « Marche contre le racisme et pour l’égalité » (rebaptisé Marche des beurs).
« En 1983, ils ont marché pour avoir les mêmes droits que les autres Français. Aujourd’hui, on n’y est pas encore arrivé. Mais je suis le début d’une traduction politique de cette marche ».
Rien de moins. Un militant socialiste a ce commentaire pour expliquer la démarche :
« Pour une fois qu’on a un candidat issu de la diversité qui n’est pas une femme avec bac + 5, on ne va pas s’en priver ».
« Je me suis fait tout seul »
Son parcours commence comme de nombreuses histoires aux Minguettes.
En provenance du sud de la Tunisie, Lotfi Ben Khelifa emménage dans une des barres de la ZUP à quatre ans. Son père, ouvrier au Câbles de Lyon (aujourd’hui Nexans) déjà installé en France, le fait venir avec ses six frères et soeurs et sa mère.
L’école n’est pas « le truc » de Lotfi. Il enchaîne les petit boulots et l’intérim dans le bâtiment avant d’entrer au Grand Lyon comme cantonnier, en 1992.
Il commence par balayer les rues du centre-ville de Vénissieux. Rapidement, il se syndique à la CFTC.
« Parce qu’ils m’ont réglé un problème de congés », dit-il.
Le syndicat est puissant à la communauté urbaine de Lyon. Il gravit les échelons jusqu’à devenir agent de maîtrise et à encadrer une équipe de nettoiement des rues. Sur le plan syndical, il prend les rênes du syndicat en 2011.
« Aile gauche » et « anti-stalinisme »
Sa carrière politique a mis plus de temps à se lancer. Entré au PS après l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour (en 2002), il se positionne à l’aile gauche du parti socialiste. Mais il ne choisit pas le PCF.
« Je trouvais le maire de Vénissieux, André Gerin, trop sectaire, trop stalinien. Il passait son temps à stigmatiser les jeunes ».
Malgré tout, il est sur sa liste pour les élections de 2008, en vertu d’un accord entre le PS et le PCF. Il est même adjoint.
Après plusieurs guerres de tranchées au sein de la section socialiste de Vénissieux, il en prend le contrôle il y a deux ans, pour partir à la conquête de la mairie suite aux bons résultats du PS sur cette terre communiste.
Le candidat socialiste (et futur député) Yves Blein avait obtenu 4 580 voix contre 2991 voix pour la maire de Vénissieux sur sa propre commune. Mais cette conquête a laissé des traces. Dénonçant des irrégularités, Samia Hamdiken-Ledesert se présente contre lui, en socialiste dissidente. Elle a préféré démissionner du PS avant d’en être exclue.
« Cash » et compromis
Lotfi Ben Khelifa ne fait pas dans la demi-mesure quand il critique ses adversaires. Ce qui ne l’empêche pas de se rabibocher quelques mois après.
En 2012, il était l’un des leaders syndicalistes de la grève des éboueurs et donc l’un des meilleurs ennemis du président du Grand Lyon, Gérard Collomb qu’il a dû affronter. Aujourd’hui, ils sont devenus copains. C’est la magie de la politique. Ils s’affichent même sur les photos de campagne, en compagnie d’un autre de ses adversaires socialistes d’hier, Bernard Rivalta.
Gérard Collomb qui a la haute main sur la fédération PS du Rhône ne voulait pas d’une liste autonome socialiste face aux communistes. Il préférait un accord PCF/PS à Vénissieux et à Lyon. Mais les militants communistes lyonnais ont voté pour monter leur propre liste. Il ne s’est donc pas opposé aux envies des socialistes vénissians d’y aller seuls.
Hier dans la majorité de la maire de Vénissieux, il est aujourd’hui son premier opposant. Il se montre « cash » pour mieux se démarquer et évacuer que le bilan de la majorité sortante est un peu le sien. Il dénonce volontiers les propos « extrémistes » d’André Gerin, le maire qui a laissé sa place en 2009 à Michèle Picard.
« Gerin a déclaré que l’immigration n’était pas une chance pour la France et qualifie ma liste de « communautariste ». Madame Picard cautionne ces propos alors que nous avons les personnes aux mêmes origines sur nos listes. »
En face, l’actuelle maire de Vénissieux considère que « Monsieur Ben Khelifa mène une liste de droite » et qu’un accord PS/PCF n’était pas possible car les socialistes voulaient leur interdire de parler de certains sujets :
« Il nous attaque aussi durement que Mr Girard (le candidat UMP, ndlr) alors que moi je fais toujours la différence entre la droite et la gauche. Par ailleurs, ils voulaient nous empêcher en cas de liste commune de parler de la Métropole et de la situation nationale ».
Le salut par la Métropole de Lyon ?
Vénissieux, plus qu’ailleurs dans l’agglo lyonnaise, n’arrive pas à sortir du déclin de ses industries. Après Veninov, les plans de restructurations touchent Mory Ducros, Bosch et bientôt Renault Trucks.
Avec un chômage à 19% (en moyenne sur la commune), l’emploi est donc le sujet numéro 1 de ces élections municipales.
Lotfi Ben Khelifa parle « attractivité économique » et aides aux entreprises :
« Ce n’est pas en disant que les Minguettes sont le terreau de la burqa et de l’islamisme que l’on va attirer les entreprises ».
Il propose d’augmenter le budget municipal pour le développement économique mais surtout de rapprocher davantage Vénissieux de la future Métropole de Lyon, compétente en matière économique, de logement et de transport :
« On veut une nouvelle contractualisation avec la Métropole de Lyon. Les élus vénissians sont présents au Grand Lyon mais ils ne négocient pas. Ils ne font que s’opposer. Ce qui explique le retard de certains projets d’urbanisme et de développement économique ».
A l’inverse, Michèle Picard fait campagne contre la Métropole qui « éloigne des habitants ». Elle veut garder « l’identité » de Vénissieux et ses particularismes en matière de logement ou de développement économique. Elle propose d’agir sur l’insertion avec notamment la création d’une « maison de l’emploi et de la formation ».
Union avec le Modem et critique du gouvernement
Venir des Minguettes et afficher une volonté de rupture sera-t-il suffisant pour prendre la mairie ? Ce sont les résultats des dernières élections législatives qui ont mis en appétit Lotfi Ben Khelifa. Cependant, il devra compter sur une liste dissidente PS qui va prendre le même créneau. Liste dissidente qui compte également quelques figures du monde associatif et syndical (comme l’ancien leader de la CFDT de Bosch, Marc Soubitez).
Le PCF se pose en « résistant » contre le gouvernement et ses « cadeaux aux patrons » alors que les dotations aux collectivités baissent. Au vu de la popularité de l’exécutif, Michèle Picard a des espoirs de ce côté là.
Lotfi Ben Khelifa exécute un numéro d’équilibriste en tentant de se positionner au « centre » des neuf listes en course le 23 mars, en attribuant bons et mauvais points au gouvernement :
« Je défends les emplois d’avenir. Mais je suis contre le « pacte de responsabilité » pour les entreprises. On a déjà donné 20 milliards, attendons un peu ».
Après son union avec la MoDem Saliha Mertani, qui s’était présentée en 2008, certains diront même que le représentant de l’aile gauche du PS dans le Rhône est devenu centriste.
« Même les maghrébins ont envie de voter extrême droite »
Le candidat UMP, Christophe Girard, pourrait également profiter de cette situation. Il a fait du dossier de la Sacoviv son cheval de bataille. Une enquête préliminaire du parquet financier de Lyon confiée à la police judiciaire a été ouverte pour délit de favoritisme. Or Lotfi Ben Khelifa était lui-même vice-président de ce bailleur social municipal. Il dit n’avoir été mis au courant des affaires qu’à l’été 2013.
Ce dossier permet au candidat de droite et à la socialiste dissidente, Samia Hamdiken-Ledesert, d’associer Ben Khelifa à Michèle Picard dans une opaque gestion municipale.
La grande inconnue réside dans le nombre de voix que la liste ultranationaliste (si elle va jusqu’au bout) pourrait capter. En l’absence du FN (qui avait réuni 32% sur la commune en 2012), les électeurs frontistes pourraient se reporter sur la liste Benedetti/Gabriac. Par ailleurs, le niveau de l’abstention (51% des voix au premier tour des législatives en 2012) risque d’être encore très élevé.
Un militant associatif des Minguettes prédit un score élevé pour l’extrême droite :
« Même les maghrébins ont envie de voter extrême droite. Ils ont envie de tout faire péter. Certes, les gens connaissent Lotfi Ben Khelifa, mais ils ne voteront pas forcément pour lui. Ils ne croient plus en la politique ».
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