Jean-Louis Touraine, au moment des élections législatives de 2012, à la préfecture du Rhône. Crédit : Hassen Haddouche/Filtrages
Il ne s’attendait peut-être pas à ce qu’un si vieux dossier surgisse en ce début de mois d’avril, ré-insufflant dans un air déjà bien chargé l’odeur sulfureuse de la fraude fiscale d’une part et du conflit d’intérêt d’autre part. Pour Jean-Louis Touraine, c’est le contexte de l’affaire Cahuzac qui lui vaut une “chasse médiatique”.
Le médecin officiant aux HCL se serait d’autant mieux passé d’une publicité aussi embarrassante qu’il vient d’être élu vice-président de la puissante Fédération hospitalière française (FHF).
Le dossier dont le 1er adjoint à la mairie de Lyon, grand représentant de la gauche humaniste, tente de se défaire médiatiquement est donc loin d’être neuf. Avec quoi se débat Touraine et pourquoi l’affaire sort-elle aujourd’hui seulement ?
Sida : de la souris à l’homme
On est en 2000. Jean-Louis Touraine vient de cosigner avec plusieurs confrères un article publié dans la revue scientifique AIDS, relatif à une découverte qui pourrait sérieusement faire avancer la recherche contre le sida : une thérapie génique testée avec succès sur la souris.
Le médecin et un de ses confrères aux hospices civils de Lyon (HCL), cosignataire de l’article, Kamel Sanhadji, sont contactés par une société privée internationale de biotechnologie, Mymetics, basée dans le Delaware (un micro état américain qui taxe très peu) et exerçant principalement son activité depuis la Suisse. Son objectif : faire breveter la découverte afin d’en devenir propriétaire et de la développer, pour la rendre applicable à l’homme.
Seulement, il est impossible de faire breveter en Europe une découverte rendue publique dans une revue. Aux Etats-Unis, en revanche, la procédure de brevetage est possible dans l’année suivant la parution de l’article. Mymetics se lance dans cette voie mais, pour obtenir ce brevet sur le territoire américain, choisit étonnamment de créer une société, Viraid Limited, aux Bermudes, en 2001. Jean-Louis Touraine accepte.
Interrogé par Rue89Lyon, le député explique que seule la perspective d’obtenir des fonds pour la recherche appliquée, extrêmement coûteuse, l’a motivé.
Le paradis des brevets, aux Bermudes
Pourquoi les Bermudes ? Cet archipel britannique est surtout connu pour être un paradis fiscal. Selon Jean-Louis Touraine, cet aspect n’est jamais entré en ligne de compte dans la domiciliation de la société ; le territoire des Bermudes aurait des qualités administratives et/ou juridiques permettant d’aller plus vite qu’aux Etats-Unis, pour mener à bien la procédure de dépôt du brevet.
Une réponse qui laisse dubitatif : il serait donc plus rapide de faire déposer un brevet aux Etas-Unis par une société des Bermudes que par une société américaine ? Nous avons interrogé directement le cabinet spécialisé en propriété intellectuelle Germain et Maureau, situé dans le 6e arrondissement de Lyon, qui fût à l’époque en charge de la procédure de brevet de cette découverte. Stéphane Agasse, qui a lui-même traité le dossier de Viraid Limited, a tenu à répéter à plusieurs reprises que l’unique champ d’action de son cabinet a bien été celui de la procédure de brevet, “et pas celle de la fiscalité”.
Sur la rapidité supposée des Bermudes, en revanche, il botte en touche. Pas de “réponse tranchée”. Mais Stéphane Agasse confirme que le brevet étant déposé aux Etats-Unis, c’est bien la loi américaine qui a prévalu à la procédure. Et pas une hypothétique dérogation législative dont bénéficieraient les Bermudes. Selon un autre avocat, la rapidité à agir de ce territoire en matière de brevet est même imaginaire.
Dans un article sur les paradis fiscaux, le magazine Alternatives économiques attribuait un intérêt spécifique aux Bermudes :
“Avec la montée de l’économie de la connaissance, les grosses entreprises du secteur y cachent également les rentes que leur procurent leurs brevets.”
Jean-Louis Touraine a-t-il péché par excès de confiance, de naïveté et d’enthousiasme mêlés ? En tout cas, à la seule évocation des îles Bermudes, celui qui, à l’époque, est maire PS du 8è arrondissement de Lyon et dont les ambitions politiques sont importantes, aurait pu prendre quelques précautions vis-à-vis de la proposition de Mymetics.
Eaux de Bermudes et de boudin
Il le martèle aujourd’hui : aucune volonté de faire de l’argent sur le dos de cette découverte et encore moins de verser dans la fraude fiscale. Pourtant, pour faire partie du board (ce qu’on peut traduire par conseil d’administration) de Viraid Limited, Jean-Louis Touraine doit y posséder quelques parts. Il en est donc associé. Malgré tout, aucun argent n’aurait transité et aucun profit réalisé, jure le médecin :
“Nous aurions renoncé à tout bénéfice. Je n’ai jamais accepté de recevoir de l’argent provenant de mes recherches. Il n’y a aucune affaire. Les journalistes fantasment quelque chose à partir de rien, le brevet lui-même n’a pas été déposé. On avait déposé une option, mais ça n’a pas marché.”
La société Viraid Limited est en effet dissoute deux ans après sa création.
Le projet se serait donc à cette époque soldé par un échec. Pourquoi est-ce qu’il bénéficie aujourd’hui, soit plus de dix ans après son épilogue, d’une couverture médiatique à Lyon ?
Comment l’info sort dans les médias ou la “Cahuzac addiction”
Jean-Louis Touraine veut éteindre le feu, pour lui il n’y a pas d’“affaire”. Mais il y a bien une salve d’articles parus dans la presse locale, dès le 8 avril dernier, avec des traitements très différents.
L’info sort successivement sur deux sites d’information, Lyonmag et Lyoncapitale. Le premier évoque immédiatement l’existence d’un “corbeau”, qui signale depuis quelques semaines des documents présents sur le net, indiquant que “Jean-Louis Touraine est mouillé dans le scandale des Offshore Leaks”. Le site donne la parole au 1er adjoint du maire afin qu’il démente, et conclut qu’il n’y a pas d’affaire.
Le second site a poussé les recherches et réalisé une chronologie, Jean-Louis Touraine s’y explique également mais les doutes concernant ses explications demeurent.
A Rue89Lyon, Jean-Louis Touraine dit être victime d’un “contexte d’affaires nationales, Cahuzac notamment”, dont profitent certaines personnes avec une “intention douteuse” pour tenter de le discréditer.
Une ex-maîtresse, un vieux corbeau…
Dans la foulée, l’hebdomadaire Tribune de Lyon consacre son édito aux mails reçus de la part d’un “corbeau”, “comme toutes les rédactions lyonnaises”, et explique que lui va faire un boulot d’enquête plus long parce qu’il serait plus sérieux que tous les autres journaux de la place lyonnaise.
L’hebdo fait la leçon mais n’hésite toutefois pas à donner l’identité de l’hypothétique délateur : il s’agirait d’une ex-compagne de Jean-Louis Touraine, selon les propos du député lui-même, laquelle femme éconduite ne réussirait pas à encaisser la rupture.
Le traitement du dossier par le quotidien régional Le Progrès est encore différent. Pas question de rester sur la touche, pour deux raisons sans doute. La première, c’est le contexte Cahuzac dans lequel l’ensemble de la presse se sent (ré)investi d’une mission de révélation. La seconde, c’est que deux sites d’info lyonnais ont déjà publié des articles ; il s’agit de ne pas rester à la traîne.
C’est dans ce contexte que le journal publie un premier papier, alors même qu’il aurait probablement pu le faire avant : en lisant l’article de la journaliste, on comprend en effet que le quotidien avait l’info depuis au moins un an. Elle écrit que Touraine avait déjà répondu à ses questions par le biais d’un courrier datant de mai 2012.
Le savon aux journalistes
Avec son visage publié en Une du quotidien régional et l’évocation du paradis fiscal des Bermudes, Jean-Louis Touraine déjà passiblement énervé voit rouge. L’adjoint passe coups de fil et savons aux journalistes, les accusant principalement d’être tout à fait ignorants vis-à-vis du fonctionnement de la recherche et de la nécessité du dépôt de brevet.
Quelques jours plus tard, le Progrès fait paraître un second article dans lequel la parole est largement donnée à l’adjoint et à son confère lyonnais également impliqué dans le projet Viraid Limited : ils démentent, ils réaffirment, ils rectifient. Il s’agit presque d’un droit de réponse qui pourrait bien être le point final que le quotidien mettra à l’“affaire”.
Mymetics, lobbyiste collant
Pourtant, les liens entre Jean-Louis Touraine et Mymetics ne s’arrêtent pas en 2003, avec la dissolution de la société Viraid. Le médecin lyonnais a, en plus de ses nombreuses casquettes, celle de président du Cedic. Il s’agit de l’association qui gère son laboratoire de recherche, abrité au sein des HCL.
Nous avons consulté les documents en anglais disponibles sur le net, provenant de la Security Exchange Commission -soit l’équivalent américain de l’Autorité des Marchés Financiers. Et on relève qu’en 2004, ce centre de recherche piloté par Jean-Louis Touraine reçoit 120 000 actions de la part de Mymetics. Le document détaille qui est cette société, et révèle son intention lobbyiste :
“Le conseil d’administration estime (…) que la société a besoin d’avoir un accès rapide au cercle restreint des leaders d’opinion mondiaux en matière de VIH-sida si elle veut avoir ses idées, son travail et ses résultats reconnu et accepté par ses pairs afin de se qualifier pour les subventions et autres dons.
Mais on n’attire pas les mouches avec du vinaigre, ainsi : en avril 2004, nous avons émis à CEDIC, une association à but non lucratif présidée par le professeur Touraine, 120 000 actions de règlement d’un différend qui avait surgi au cours du mandat de gestion précédent.”
Sortie par la porte en 2003, voilà Mymetics qui entre par la fenêtre de chez Jean-Louis Touraine en 2004.
Peu de vigilance mais pas mal de moralisation
Le médecin nous assure ne pas avoir été informé de l’attribution de ces actions. Pourtant, en tant que président de Cedic, c’est à lui que revient la responsabilité de présenter les comptes annuels de l’association, dans lequels figurent les participations détenues.
Finalement, après recherche, le député se rappelle qu’il y a bien eu un litige entre Mymetics et son laboratoire :
“Nous avions fait pour leur compte un travail de recherche spécifique, qui ne nous a jamais été rétribué. Ils ont certainement voulu solder le litige en nous versant des parts de leur société.”
Aujourd’hui, Jean-Louis Touraine affirme, de façon assez étonnante, ne pas savoir si l’association dont il est à la tête possède toujours, ou pas, ses actions chez Mymetics. Une chose “à vérifier”, selon lui. Notamment pour revendre ces éventuelles parts, et en retirer quelque argent sonnant et trébuchant pouvant servir aux travaux de recherche du centre, “qui en a bien besoin”.
En l’état, si Cedic possède bien ces parts chez Mymetcis, le labo de Jean-Louis Touraine est partie prenante au sein d’une société privée cherchant à se positionner pour être “candidat-vaccin” contre le sida, tandis que le député se trouve être lui-même, au sein de l’assemblée nationale, président du groupe d’études sur le sida.
Il s’agit donc de faire fissa et a minima ces vérifications pour un parlementaire qui n’a pas hésité, ces derniers jours, à prendre la parole au sein des instances du PS sur la grande question qui préoccupe le parti gouvernemental, celle de la moralisation de la politique.
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